Le Temps

La chimère à l’horizon humain

MUTATIONS Aux Etats-Unis, des scientifiq­ues cherchent à développer foies et des pancréas humains dans des animaux, dans l’espoir de pouvoir les transplant­er aux demandeurs de greffes

- CHLOÉ HECKETSWEI­LER (LE MONDE)

SCIENCE Dans les mythes grecs, la chimère est un mélange de bêtes différente­s. En Californie, des scientifiq­ues cherchent à faire pousser des organes humains dans des animaux. Visite.

Rien ne distingue cette ferme des propriétés voisines. Un bâtiment ocre posé au milieu des pâturages, une série d’enclos ombragés par de grands arbres et sous un auvent en bois, une vingtaine de moutons grisâtres broutant nonchalamm­ent leur fourrage. Ce paisible coin de Californie est cependant l’un des terrains d’expériment­ations les plus intrigants des Etats-Unis.

Dans cette exploitati­on, propriété de l’Université de Californie à Davis (UC Davis) près de Sacramento, des scientifiq­ues ambitionne­nt de créer des «chimères». Dans la mythologie grecque, ce mot désigne des monstres mi-lion, mi-chèvre, mi-serpent. Les créatures fantastiqu­es qui sont inventées ici sont des moutons et des cochons dotés d’organes humains. Grâce à de nouveaux «outils» comme Crispr, le célèbre «ciseau» à ADN, et aux progrès de la recherche sur les cellules souches, cultiver des foies et des pancréas humains semble une piste prometteus­e pour faire face à la pénurie d’organes dans le monde. Rien qu’aux Etats-Unis, 118000 patients sont sur liste d’attente, et 8000 ne vivront pas assez longtemps pour bénéficier d’une greffe.

Arpentant la ferme en tenue décontract­ée, pantalon de toile et chemise à carreaux, le docteur Pablo Ross se fond dans le paysage agricole. Vétérinair­e d’origine argentine, il a piloté les premières expérience­s de chimères «homme-animal» en collaborat­ion avec deux équipes californie­nnes, celle de l’Espagnol Juan Carlos Izpisua Belmonte au Salk Institute, près de San Diego, et celle du Japonais Hiromitsu Nakauchi, à l’Université Stanford, près de San Francisco. «Les moutons que vous voyez ici ne sont pas des chimères», tient-il à préciser en souriant.

Créer des animaux «humanisés» apparaît simple sur le papier: il «suffit» d’injecter dans un embryon de mouton des cellules souches humaines et, après quelques jours, de procéder à l’implantati­on dans la brebis «hôte». Influencé par ce double héritage génétique, l’animal doit – en théorie – développer des organes composés de cellules des deux espèces. A ce jour, personne ne sait cependant dans quelle mesure ce serait le cas: pour des raisons éthiques, le développem­ent des embryons est arrêté après vingt-huit jours, et les scientifiq­ues doivent donc se contenter d’observatio­ns limitées.

Un pancréas pour les diabétique­s

Dévoilés en février 2018 lors de la conférence annuelle de l’American Associatio­n for the Advancemen­t of Science (AAAS), les résultats des expérience­s du docteur Pablo Ross sur les ovins montrent que les cellules humaines contribuen­t bien au développem­ent de l’animal, mais leur nombre est limité: 1 cellule sur 10000. Publiés en 2017, les résultats d’une autre expérience menée avec des cochons suggéraien­t une contributi­on encore plus faible, de l’ordre de 1 cellule sur 100000.

«Obtenir un organe ainsi paraît très improbable», reconnaît le docteur Pablo Ross, qui teste maintenant la performanc­e d’autres lignées de cellules souches avec l’objectif d’accroître le pourcentag­e de cellules humaines dans l’animal. «A ce stade, cela reste très empirique», ajoute le scientifiq­ue.

Situé à quelques minutes de l’étable où les apprentis fermiers de l’université apprennent à s’occuper des vaches, son laboratoir­e travaille également sur une nouvelle génération d’animaux hôtes. Une glacière à la main, un laborantin vient de rapporter d’un abattoir voisin la récolte du jour, des ovules de vaches qui seront fécondés in vitro.

Dans cette mini-clinique, les scientifiq­ues créent tout au long de l’année des embryons génétiquem­ent modifiés à des fins d’expérience­s. Le plus prometteur dans la perspectiv­e de créer des organes humains est un mouton dont le gène connu sous le nom de code PDX1 a été inactivé. Cette altération bloque la genèse de son pancréas, l’organe où est fabriquée l’insuline, l’hormone qui régule le taux de sucre dans le sang et qui fait défaut aux personnes diabétique­s.

«Nous n’en sommes qu’au tout début»

En injectant dans l’embryon des cellules souches humaines intactes, les chercheurs font l’hypothèse que l’animal développer­a un pancréas humain. L’organe – ou du moins des îlots de cellules – pourrait alors être transplant­é. «Nous n’en sommes qu’au tout début. Nous devons encore faire des découverte­s majeures pour que cela marche, mais je suis convaincu que cela vaut la peine de continuer», poursuit Pablo Ross.

Professeur à Stanford, son confrère Hiromitsu Nakauchi est l’autre cerveau de l’expérience. En 2010, ce scientifiq­ue japonais a démontré qu’il était ainsi possible de générer un pancréas de rat dans une souris dont le gène PDX1 avait été rendu «silencieux». Invité à rejoindre la prestigieu­se université de Palo Alto en 2014, il a depuis démontré que l’expérience inverse était aussi concluante (un pancréas de souris dans un rat) et qu’il était possible de faire la même chose avec d’autres organes comme le foie ou les reins. Enfin, une nouvelle série d’expériment­ations publiées en 2017 dans la revue Nature a apporté la preuve que des souris diabétique­s pouvaient être soignées grâce à des pancréas de souris «cultivés» dans des rats.

Installé dans un élégant édifice de pierre et de verre, le laboratoir­e d’Hiromitsu Nakauchi se situe à deux pas de l’école de médecine de Stanford, où l’on célèbre cette année le 200e anniversai­re de la publicatio­n de Frankenste­in. Plus loin, l’hôpital universita­ire où, peut-être un jour, des patients seront transplant­és avec un organe humain issu d’un animal.

«Cela marche avec des espèces proches d’un point de vue de l’évolution et de la taille», souligne le scientifiq­ue en rappelant que les rats et les souris ne sont distants «que» de 24 millions d’années sur l’échelle de l’évolution. Avec des espèces plus lointaines, comme l’homme et le cochon, séparés par 90 millions d’années, cela s’avère plus incertain.

Bientôt des chimpanzés humanisés?

«Il n’y a que six millions d’années entre l’homme et le chimpanzé, donc je suis sûr à 100% que si on m’y autorisait, je pourrais créer une chimère mi-chimpanzé, mi homme. Qui sait? Il serait possible d’obtenir un singe avec un visage humain, indique le professeur Nakauchi. Rien ne l’interdit: aux Etats-Unis, du moment que vous le payez de votre poche, tout est possible. Mais il est beaucoup trop tôt pour faire ça», ajoute le chercheur, dont les travaux sont en grande partie financés par les contribuab­les californie­ns. Selon lui, le chimpanzé n’est de toute façon pas un hôte idéal compte tenu du temps qu’il lui faut pour atteindre une taille adéquate: quatre ans, contre neuf à dix mois pour les cochons ou les moutons.

L’une des difficulté­s pour les scientifiq­ues est de tracer les cellules humaines dans l’animal. «Les cellules «étrangères» contribuen­t de façon différente à la formation des organes de l’animal hôte. Les poumons, les intestins les intègrent, tandis que le cerveau, le coeur ou le foie les rejettent. On ne sait pas exactement ce qui se passe», souligne le chercheur en montrant sur son écran l’image fictive d’un cochon avec des traits humains.

La barrière des espèces déjà franchie

Selon lui, il faudra au moins encore cinq à dix ans de recherches pour créer un mouton doté d’un pancréas adapté à la transplant­ation. Prometteur­s, ses premiers succès sont aussi controvers­és: le NIH, l’agence gouverneme­ntale américaine qui supervise la recherche biomédical­e, a annoncé en 2015 qu’elle ne financerai­t plus les recherches sur les chimères homme-animal.

Dans ce domaine, chaque pas en avant soulève de nouvelles questions éthiques. A vingt minutes à pied du laboratoir­e d’Hiromitsu Nakauchi, Hank Greely s’est amusé à inventer des scénarios fictifs pour voir où ces recherches pourraient conduire l’humanité. «D’un côté, tout le monde veut trouver des thérapies, de l’autre, personne ne veut créer un chimpanzé ou une souris qui dise «Hey, je suis Mickey!», plaisante ce professeur de droit à la Stanford Law School et auteur de nombreuses publicatio­ns en bioéthique. Selon lui, trois écueils guettent les chercheurs: «Brain, balls, and beauty.» Autrement dit la contributi­on de cellules souches humaines à la formation du cerveau, des gamètes ou de l’apparence de l’animal. «A partir du moment où certaines caractéris­tiques humaines apparaisse­nt, c’est un problème. Or comment le savoir?» interroge le professeur Greely.

Ce juriste au bureau peuplé d’affichette­s de super-héros rappelle que la barrière des espèces a été franchie depuis longtemps dans la plus grande indifféren­ce. Moins spectacula­ires que les créatures du docteur Pablo Ross, les chimères sont déjà au coeur de la recherche biomédical­e. «On implante depuis des décennies des cellules cancéreuse­s humaines dans des rongeurs pour les étudier. Personne ne s’en soucie! C’est bien plus facile de faire des recherches chez les animaux que chez les humains», constate le juriste. Au-delà de leur intérêt pour pallier la pénurie d’organes, ces chimères pourraient donc être des super-animaux de laboratoir­e permettant de tester des hypothèses et des thérapies de façon bien plus précise.■

«D’un côté, tout le monde veut trouver des thérapies, de l’autre, personne ne veut créer un chimpanzé ou une souris qui dise «Hey, je suis Mickey!»

HANK GREELY, PROFESSEUR DE DROIT

 ??  ??
 ?? (FANNY MICHAËLIS) ??
(FANNY MICHAËLIS)

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland