Scrutin à risques pour le sultan Erdogan
DÉMOCRATIE Ce dimanche en Turquie, plus de 56 millions de personnes sont appelées aux urnes pour des élections législatives et présidentielle anticipées. En quinze ans de pouvoir, jamais le chef de l’Etat n’a eu à affronter une consultation aussi incertai
Recep Tayyip Erdogan n’est pas tranquille. Les Turcs élisent dimanche leurs députés et leur président, et l’actuel titulaire du poste cache mal ses inquiétudes. «Il est moins bon», constate, comme beaucoup d’autres, le politologue Ahmet Insel. Enchaînant les meetings à un rythme effréné – pas moins de sept vendredi – le tribun se répète, s’énerve, traîne en longueur et peine à galvaniser l’auditoire, qu’il réprimande à l’occasion pour son manque d’enthousiasme.
Le reis turc a toutes les raisons d’être inquiet: ce double scrutin anticipé est à la fois le plus important et le plus risqué qu’il ait eu à affronter. Il marquera l’entrée en vigueur du régime présidentiel adopté par référendum en avril 2017. Un régime où le chef de l’Etat domine tous les pouvoirs, y compris le parlement qui n’a aucun contrôle sur lui.
Tel est, du moins, l’avenir envisagé par Recep Tayyip Erdogan. Pourtant, rien n’est gagné. La tenue d’une double élection – inédite en Turquie – multiplie les dangers pour le chef de l’Etat, qui a remis en jeu son fauteuil plus de seize mois avant le terme de son mandat. Il pourrait le regretter.
Les quatre scénarios
L’affaire est d’autant plus risquée que ces scrutins parfaitement simultanés – les électeurs mettront leurs deux bulletins dans la même enveloppe – n’ont pas les mêmes modalités. Les élections législatives seront limitées à un tour, tandis que la présidentielle pourra donner lieu à un second tour si aucun des six candidats ne dépasse 50% des voix dimanche. Pour l’actuel président, quatre issues sont possibles, de la plus favorable à la plus redoutée.
Scénario idéal pour Recep Tayyip Erdogan: il est réélu au premier tour et son Parti de la justice et du développement (AKP), allié au Parti d’action nationaliste (MHP), remporte la majorité absolue des sièges au nouveau parlement. S’il est évidemment possible, ce scénario gagnant-gagnant pour le chef de l’Etat surprendrait les observateurs. L’état de santé chancelant de l’économie et l’union de l’opposition – deux facteurs inédits pour Recep Tayyip Erdogan – jouent en sa défaveur.
Le deuxième scénario ferait dire au chef de l’Etat – si l’expression existait en turc – qu’il a au moins «sauvé les meubles». L’alliance AKP-MHP pourrait conquérir la majorité absolue aux législatives, sans que Recep Tayyip Erdogan ne s’impose dès le premier tour à la présidentielle. Un second tour serait organisé le 8 juillet, avec le titulaire du poste en position de favori. Le président turc pousserait un demi-soupir de soulagement, mais cette issue aurait tout de même un goût d’humiliation. «S’il y a un second tour, cela voudra dire qu’Erdogan a été tenu en échec, ce qui serait une première, observe le politologue Samim Akgönül. Il n’a jamais connu de remise en doute de son pouvoir à part en juin 2015, où l’AKP avait perdu sa majorité absolue, mais pas lui-même.»
Les législatives de juin 2015, tel est le scénario que le président turc redoute de voir se répéter. Le reis avait été contraint de convoquer un nouveau scrutin pour permettre à l’AKP de récupérer sa majorité. Les législatives de dimanche s’annoncent d’autant plus incertaines que Recep Tayyip Erdogan ne peut plus compter, comme il l’a toujours fait, sur les divisions de ses adversaires. C’est même lui qui les a aidés à resserrer les rangs.
«Pour satisfaire son allié nationaliste, il a fait voter un texte qui permet aux partis réunis au sein d’une alliance d’envoyer des députés dans l’hémicycle même s’ils obtiennent séparément un nombre de voix inférieur au seuil électoral de 10%, rappelle le politologue Seyfettin Gürsel. Il a ouvert la boîte de Pandore: il a permis aux partis d’opposition de s’allier… et ils l’ont fait. Il ne s’y attendait pas.»
Une stratégie de clivage
Les sociaux-démocrates du Parti républicain du peuple (CHP), les islamistes du Parti de la félicité et les ultranationalistes du Bon Parti feront front commun aux législatives. Tous promettent un retour au régime parlementaire. Le parti pro-kurde a certes été exclu de l’accord, mais s’il dépasse 10% et si l’alliance d’opposition séduit suffisamment d’électeurs, Recep Tayyip Erdogan pourrait perdre sa majorité absolue.
«La situation est d’autant plus compliquée que cette alliance d’opposition perturbe beaucoup la stratégie de clivage culturel sur laquelle il a bâti son discours, observe le politologue Ahmet Insel. Il ne peut plus accuser ses rivaux d’être des suppôts de l’étranger, des laïcistes qui ont fait fermer des mosquées parce qu’en face, dans l’alliance, il y a le vrai parti islamiste!»
Le troisième scénario possible serait donc celui où l’actuel président perdrait le parlement mais serait reconduit dans ses fonctions présidentielles dès dimanche. La Turquie se réveillerait lundi en pleine cohabitation, «ce qui serait du jamais vu», souligne Samim Akgönül.
Quatrième scénario – une variante du précédent encore moins favorable au chef de l’Etat: celui où non seulement l’AKP perdrait sa majorité absolue, mais où encore le chef d’Etat sortant devrait affronter un second tour à la présidentielle. Commenceraient alors deux semaines haletantes jusqu’au scrutin du 8 juillet, où l’opposition entreverrait pour la première fois la fin de l’hégémonie de Recep Tayyip Erdogan.
Une telle «révolution» est difficile à imaginer après plus de quinze ans de règne, mais beaucoup d’opposants y croient plus que jamais. Cette issue paraît en tout cas plus probable qu’un dernier scénario que personne n’ose envisager: celui où l’opposition triompherait dimanche à la présidentielle.
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Le tribun se répète, s’énerve, traîne en longueur et peine à galvaniser l’auditoire