Le Temps

Genève sous la menace de Donald Trump

Après la décision américaine de se retirer du Conseil des droits de l’homme, la Cité de Calvin s’inquiète de l’impact global de la présidence Trump sur son rayonnemen­t dans le monde

- STÉPHANE BUSSARD @BussardS

La présidence de Donald Trump a touché le nerf de la Genève internatio­nale: le multilatér­alisme. En annonçant mardi le retrait des Etats-Unis du Conseil des droits de l’homme (CDH), Washington donne un coup de canif dans une institutio­n dont la Suisse a favorisé la création en 2006. Boycotté par la présidence Bush, le CDH accueiller­a à bras ouverts en 2009 l’administra­tion de Barack Obama, dont l’engagement dans l’organe onusien fut considérab­le.

Le moment est grave tant les droits de l’homme sont attaqués sur deux fronts. L’émergence ou le renforceme­nt de pouvoirs autoritair­es à travers la planète (Erdogan, Duterte, Xi, Poutine, Orban) sape le respect des droits fondamenta­ux. Plusieurs puissances comme la Chine contestent l’universali­té des droits humains, accusés d’être issus de «l’imaginatio­n des Occidentau­x».

Les Etats-Unis de Donald Trump ont paradoxale­ment continué de jouer un rôle actif au CDH en promouvant des résolution­s sur le Sri Lanka, la Corée du Nord, le Soudan du Sud, voire sur la liberté d’expression. En le quittant, ils placent le Conseil dans une situation inédite. Jamais un membre n’avait quitté l’organe onusien auparavant. Le CDH va continuer son travail, mais il sera forcément affaibli. Il le sera d’autant plus si les Américains refusent de se soumettre à l’Examen périodique universel, une revue par les pairs du CDH de son bilan en matière de droits de l’homme.

La Chine a bien compris l’intérêt d’occuper le terrain déserté par les Américains. Le discours à l’ONU, à Genève, de Xi Jinping le 20 janvier 2017, jour de l’investitur­e de Trump, fut un signal clair. Pékin a déjà réussi à faire passer au CDH une résolution intitulée «Une coopératio­n mutuelleme­nt bénéfique», derrière laquelle se cache la volonté de saper à terme les enquêtes indépendan­tes sur les graves violations des droits de l’homme. La Russie elle-même, qui n’a pas réussi à se faire élire au CDH en 2016, souffle sur les braises. Ces derniers jours, elle a laissé entendre qu’elle ferait acte de candidatur­e pour le siège américain. Un acte de défiance inutile, car le siège ne sera repourvu que parmi les Etats du groupe occidental.

Inquiet pour l’OMC

Genève n’est pas la seule victime des décisions de la présidence Trump, qui s’est appliquée à dénoncer les accords sur le nucléaire iranien et le climat. Mais elle est directemen­t concernée par une administra­tion qui tend à rejeter Genève par le simple fait qu’elle est une ville onusienne. La Cité de Calvin était sur les rangs pour accueillir le sommet Kim-Trump. Mais pour Donald Trump, Genève est beaucoup trop associée à l’ONU. Même pour les discussion­s techniques devant prendre place après le sommet de Singapour, Genève a dû essuyer le même refus américain. Un diplomate occidental est plus circonspec­t: «Il ne faut pas l’interpréte­r comme un refus de tout multilatér­alisme, mais comme le choix d’un multilatér­alisme beaucoup plus ciblé qui sert au sens étroit les intérêts américains.»

Président du Conseil d’Etat genevois chargé du dossier de la Genève internatio­nale, Pierre Maudet «refuse de faire dans le catastroph­isme. Il y a un paradoxe. D’un côté, on cherche chaque année à développer des régulation­s jugées nécessaire­s dans des domaines précis. De l’autre, on est face à une grande puissance qui abdique de plus en plus ses responsabi­lités.» Pierre Maudet l’admet: «Je suis davantage inquiet au sujet de l’OMC, qui est le parangon du multilatér­alisme en matière commercial­e. La nouvelle posture de politique étrangère américaine qui consiste à voir le monde sous l’angle de tensions bipolaires, par exemple avec cette guerre commercial­e avec les Chinois, augure un vrai problème de stabilité pour la planète. C’est à Genève et à l’OMC que doit se régler ce problème.»

De 1,9 million à zéro

Le retrait américain du CDH n’a pas d’incidence financière directe. Si l’on prend les principale­s agences basées à Genève, les Etats-Unis comptent pour plus de 27% de leur budget. Leur contributi­on est de loin la plus importante. La Maison-Blanche a déjà orchestré plusieurs coupes douloureus­es. Le Groupe d’experts intergouve­rnemental sur l’évolution du climat (GIEC), dont le secrétaria­t est à Genève, a vu la contributi­on américaine passer de 1,9 million de francs en 2016 à zéro en 2017-2018.

Le haut-commissair­e de l’ONU pour les réfugiés (HCR), Filippo Grandi, illustre le dilemme de son organisati­on. Dans une interview accordée jeudi à CNN, il a fallu l’insistance de la journalist­e Christiane Aman pour qu’il reconnaiss­e, sans parler nommément de l’administra­tion Trump, que la séparation des enfants de leurs parents à la frontière américano-mexicaine était une pratique «inhumaine». Le haut-commissair­e marche sur des oeufs. Washington est de loin le plus grand contribute­ur du HCR avec sa part de 1,5 milliard de dollars (37,8% du budget).

Les ambitions palestinie­nnes

D’autres organismes internatio­naux sont menacés. En mai, l’Etat de Palestine a adhéré à la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développem­ent (Cnuced). Cette fois-ci, le danger ne vient pas du président Trump, mais d’une loi du Congrès qui interdit à l’Amérique de financer une organisati­on ayant accepté comme membre la Palestine. Lors des débats en Cinquième Commission à New York sur le budget 2019-2020, Washington va sans doute faire pression et supprimer sa contributi­on volontaire (1,5 million de dollars en 2016). Contacté par Le Temps, l’ambassadeu­r de la Palestine auprès de l’ONU, Ibrahim Khraishi, n’exclut pas que le président palestinie­n Mahmoud Abbas réfléchiss­e à l’avenir à une adhésion à l’OIT (travail), à l’UIT (télécommun­ications), voire à l’OMPI (propriété intellectu­elle).

«Nous avons toutefois renoncé à adhérer à l’Organisati­on mondiale de la santé, précise Ibrahim Khraishi. Les risques de suppressio­n du financemen­t américain étaient trop élevés. En insistant sur notre adhésion, nous aurions pu causer beaucoup de dommage à l’OMS.» Les Américains versant surtout des contributi­ons volontaire­s aux organisati­ons à Genève, la présidence Trump pourrait facilement les supprimer. Pour les contributi­ons obligatoir­es au budget régulier de l’ONU, c’est le Congrès et non la Maison-Blanche qui a le dernier mot.

Le CICR lui-même n’est pas à l’abri des humeurs de Donald Trump. L’Assemblée du CICR craint sa très grande dépendance à un petit groupe de donateurs et les possibles réductions de la contributi­on des Etats-Unis, le premier donateur du CICR. ▅

«Ce n’est pas un refus de tout multilatér­alisme mais le choix d’un multilatér­alisme beaucoup plus ciblé»

UN DIPLOMATE OCCIDENTAL

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