Chômeurs frontaliers, problème suisse?
L’Union européenne veut que les frontaliers soient indemnisés par le pays où ils travaillaient, et non plus par leur pays de résidence. Ce qui pourrait coûter à la Suisse des centaines de millions de francs. Réactions
Voilà bien un accord européen qui pourrait coûter cher à la Suisse. Jeudi, les ministres des Affaires sociales de l’Union européenne (UE) se sont mis d’accord sur l’indemnisation des chômeurs frontaliers. Si cet accord passe la rampe du Parlement européen cet automne, les frontaliers devront être indemnisés par le pays où ils travaillaient, et non plus par leur pays de résidence. Dans la pratique: fini Pôle emploi pour les frontaliers français au chômage, par exemple, qui se retourneraient à l’avenir vers la Confédération pour toucher leurs indemnités.
Avec ses 320000 travailleurs frontaliers, la Suisse a de quoi s’inquiéter: Berne verrait sa facture grimper de plusieurs centaines de millions de francs. Selon des études, les travailleurs étrangers ont davantage de risques que les résidents de se retrouver au chômage, ce qui induit, à terme, un renchérissement des assurances sociales.
La Suisse n’est pas tenue de reprendre automatiquement ces règles. Mais c’est un nuage supplémentaire qui plane sur les négociations de l’accord-cadre de la Suisse avec l’UE: «Il faut espérer que cette modification ne finisse pas dans la marmite en train de cuire sur l’accord-cadre, estime le PDC Filippo Lombardi, président de la Commission des affaires extérieures du Conseil des Etats. Alors qu’Ignazio Cassis continue d’affirmer qu’à la fin du mois, tous les éléments techniques de cet accord seront sur la table.» Si l’UE décidait d’inclure cet élément dans les négociations, la Suisse aurait du mal à l’en empêcher. «On voit que le débat se durcit et que chacun joue ses cartes, avance Stéphanie Ruegsegger, de la Fédération des entreprises romandes (FER). N’en déplaise à ceux qui font croire que la Suisse peut tout décider seule.»
Du pain bénit pour l’UDC
Sur le fond, personne ne voit rien de déraisonnable dans cet accord: «Il faut être honnête, estime Filippo Lombardi. On ne peut pas crier au dépouillement de la Suisse dans le cas où l’UE cesserait de nous concéder un privilège.» Le mot n’est pas trop fort, puisque la Suisse profite en effet d’une main-d’oeuvre étrangère sans devoir verser de prestations en cas de chômage. «Je comprends la logique européenne, qui ne va pas faciliter les négociations d’Ignazio Cassis, abonde le conseiller national genevois PLR Benoît Genecand. Mais si la Suisse était concernée, le bénéfice qu’elle tire de la main-d’oeuvre étrangère serait renversé, et cet inconvénient s’ajouterait à la série de défauts qu’on doit reconnaître à la libre circulation, comme le dumping salarial. Certains sauront en profiter.» Son regard se porte sans aucun doute vers l’UDC. Lequel répond ainsi, par la bouche d’Yves Nidegger: «Cet accord européen fusille un peu plus l’accord-cadre côté suisse. En ceci qu’il prévoit la reprise dynamique du droit européen dans les domaines où prévalent des accords bilatéraux, donc la libre circulation.» Cette mesure apportera de l’eau au moulin à la nouvelle initiative populaire lancée par l’UDC et l’ASIN, qui veut mettre fin à la libre circulation des personnes. Ce qui saboterait les bilatérales.
Même le conseiller d’Etat MCG Mauro Poggia, ardent défenseur de la préférence cantonale, ne fustige pas l’UE: «Ce système voulu par l’UE est juste. On n’a jamais vu des assurés payer des cotisations et ne pas recevoir les prestations quand le risque se réalise.» En revanche, il déplore que cette épée de Damoclès – l’indemnisation des chômeurs frontaliers mijote depuis longtemps – n’ait pas été prise en compte avant: «Il fallait négocier des mesures d’accompagnement, comme la préférence cantonale, en échange du versement de prestations de chômage. Maintenant, on risque de devoir céder.» Avec pour conséquence, selon le ministre, une double peine: en plus de nouvelles indemnités à verser, il faudra aider ces personnes à retrouver du travail, ce qui les mettra en concurrence avec les chômeurs locaux.
Une inconséquence, alors que la préférence indigène «light» entre en vigueur dans quelques jours. Elle prévoit l’obligation d’annoncer les postes vacants aux offices régionaux de placement dans les secteurs d’activité où le chômage atteint 8%. Avec un taux de chômage en Suisse historiquement bas, à 2,4% – autrement dit le plein-emploi –, peu de secteurs sont concernés, ce qui fait craindre aux convaincus de la préférence indigène un fiasco programmé.
Quoi qu’il en soit, il se passera du temps avant que la Suisse ne doive boire la potion amère. Et dans ce cas, elle pourrait peut-être bénéficier des «largesses» que le Luxembourg a obtenues, alors qu’il s’opposait au projet: un délai de mise en oeuvre de sept ans, contre deux ans pour les autres Etats membres. Le Grand-Duché a fait valoir qu’avec 45% de travailleurs frontaliers, la mesure serait trop difficile à absorber à court terme. Pour la Suisse, ce grain de sable dans des rouages déjà mal graissés risque de provoquer de nouvelles complications. Même si le système vers lequel l’UE s’achemine est d’une implacable logique. ▅
«Je comprends la logique européenne, qui ne va pas faciliter les négociations d’Ignazio Cassis» BENOÎT GENECAND, CONSEILLER NATIONAL (GE/PLR)
Il faudra aider ces personnes à retrouver du travail, ce qui les mettra en concurrence avec les chômeurs locaux