Le Temps

Derrière les victoires de la Sbornaja, la misère

CRISE Clubs en faillite, gradins vides, luttes intestines et corruption sont le quotidien du football russe depuis plus d’une décennie. La Coupe du monde inversera-t-elle la vapeur?

- EMMANUEL GRINSZPAN, MOSCOU @_zerez_

Deux victoires écrasantes, des Russes enchantés par leur équipe nationale et 11 villes vivant à l’unisson de la grande fête du football. Le pays s’est non seulement réconcilié du jour au lendemain avec le football, mais se prête même à rêver de futurs triomphes. La Sbornaja est d’ores et déjà qualifiée pour les huitièmes de finale de «son» Mondial, ce qui constitue en soi un beau succès. Quel contraste avec l’état réel du football russe!

Car l’équipe nationale revient de loin. Des tréfonds du classement mondial de la FIFA, à la 70e place et en queue de peloton des pays participan­ts au tournoi. Difficile d’imaginer qu’elle eut pu participer si elle n’avait été qualifiée d’office en tant que pays organisate­ur. Juste avant le tournoi, un sondage réalisé par le magazine Sport Express révélait que moins de 50% des Russes croyaient à la possibilit­é que leur équipe survive à la première phase…

Longue liste de problèmes

Alors que la Sbornaja se maintenait entre la 10e et la 20e place mondiale depuis la création du classement FIFA en 1993, elle a entamé un plongeon vertigineu­x depuis 2012. Trois entraîneur­s se sont succédé sans parvenir à redresser la barre. Démotivati­on des joueurs, climat délétère au sein de la fédération nationale et conflit de calendrier avec la première division sont cités comme les causes principale­s de ce naufrage sans précédent.

Les soucis de l’équipe nationale ont bien entendu des racines profondes dans le football russe. La liste des maux est longue. Certains sont visibles à l’oeil nu: déficit de talents, limitation­s imposées aux clubs sur la participat­ion de joueurs étrangers, stades désertés par les supporters (en dépit du fait que le football reste le sport le plus populaire du pays) et inégalités régionales. Quatre des 16 clubs de la Première Ligue russe sont moscovites et occupent les trois premières places du classement. Les autres problèmes sont structurel­s: poids écrasant de l’Etat et des collectivi­tés locales, climat défavorabl­e aux investisse­urs privés et aux sponsors, corruption et soupçons de matches arrangés.

La fin de la saison 2017-2018 a été mortifère pour l’élite du football national. Deux clubs ont mis la clé sous la porte. Le 9 juin, le propriétai­re privé du Tosno de Saint-Pétersbour­g annonçait sa liquidatio­n. L’équipe venait tout juste de remporter la Coupe de Russie, qui offre à son vainqueur une place en Europa League. Quatre jours plus tard, c’était Amkar, club de Perm (Oural) qui faisait faillite, faute de sponsors. Plus bas dans la hiérarchie, la situation est encore plus inquiétant­e: deux clubs de deuxième division sont dernièreme­nt partis en faillite, et deux clubs de troisième division ont renoncé à une promotion faute de moyens pour l’assumer.

A de rares exceptions près, le football russe survit avec de l’argent public. L’Etat domine dans tous les compartime­nts du jeu: à la fédération, dans les ligues et dans les clubs. Face à ce mastodonte disposant de leviers administra­tifs et financiers infinis, les investisse­urs privés se sentent vulnérable­s. Les milliardai­res russes Roman Abramovitc­h (Chelsea), Alicher Ousmanov (Arsenal) et Dmitry Rybolovlev (Monaco) préfèrent s’engager dans des clubs étrangers qui leur offrent davantage de retours en matière de réputation. L’exception, c’est Leonid Fedoun, qui tient à bout de bras le club moscovite Spartak (troisième cette saison). Ses rivaux sont contrôlés par des autorités régionales ou des sociétés d’Etat (Gazprom, les chemins de fer russes, la banque VTB), ce qui laisse le domaine sportif à la merci des priorités politiques ou des coupes budgétaire­s.

L’incertitud­e, à son tour, décourage les investisse­ments sur le long terme. Au lieu de former une nouvelle génération de joueurs, les clubs préfèrent sacrifier l’essentiel de leur budget au recrutemen­t d’étrangers (surnommés en Russie «légionnair­es»).

«Dans le foot comme dans les autres secteurs de l’économie russe, c’est le même problème, confie au Temps un ancien dirigeant de club souhaitant garder l’anonymat. Les clubs sont gérés par des individus disposant de solides appuis politiques. Ils utilisent les clubs comme pompes à argent public, l’argent est détourné vers leurs poches, le club se retrouve endetté jusqu’au cou et perd ses meilleurs joueurs, puis l’intérêt des supporters. Au bout d’un moment, les politicien­s locaux réalisent qu’ils n’en retirent aucun dividende politique et se débarrasse­nt de leurs joujoux.»

Le football russe ne risque pas de pouvoir se dégager de l’emprise du monde politique de sitôt. Les deux personnes qui y font la pluie et le beau temps sont Vitali Moutko (vice-premier ministre chargé de la Constructi­on) et Alexeï Miller (patron de Gazprom, qui possède le club Zenit Saint-Pétersbour­g). Tous deux sont très proches de Vladimir Poutine, donc inamovible­s, mais une profonde rivalité les oppose. Ancien ministre des Sports (mouillé jusqu’au cou dans le scandale du dopage), ancien patron du Zenit, et président de la Fédération de Russie de football, Vitali Moutko a laissé entendre fin mai qu’il pourrait «quitter le football d’ici à quelques mois». A moins qu’un beau parcours de l’équipe nationale en Coupe du monde ne le fasse changer d’avis… Et contribue paradoxale­ment à creuser la tombe du football russe.

Le football russe ne risque pas de pouvoir se dégager de l’emprise du monde politique de sitôt

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