Le Temps

Les forêts menacées par la pollution azotée

VÉGÉTATION Les pluies acides appartienn­ent au passé, mais il y a toujours trop d’apport d’azote sur les forêts européenne­s. Ce phénomène a de lourds impacts sur l’écosystème, comme le relèvent de récentes études

- ALIZÉE GUILHEM

Dans les années 80, le phénomène des pluies acides a marqué les esprits: les émissions croissante­s de polluants atmosphéri­ques tels que le soufre et l’azote par l’industrie, le trafic automobile et l’agricultur­e entraînaie­nt des dépérissem­ents massifs dans certaines forêts européenne­s.

Depuis, les émissions polluantes ont baissé grâce à des politiques portées à l’échelle internatio­nale, en particulie­r dans le cadre d’une convention européenne (CEE-ONU) sur la pollution atmosphéri­que. Ce qui s’est traduit, par exemple, par la généralisa­tion des pots catalytiqu­es.

Des milliers de mycorhizes ont été prélevées sur 137 sites répartis dans toute l’Europe

Mais de manière moins visible, la pollution de l’air continue de perturber les écosystème­s, et en particulie­r les sols. Une étude parue le 6 juin dans la revue Nature met ainsi en évidence la modificati­on des communauté­s de champignon­s par les pollutions azotées. Or ces organismes constituen­t un maillon essentiel de l’écosystème forestier.

Des mycorhizes souterrain­es

Les forêts abritent une grande diversité d’organismes vivants, dont certains vivent en symbiose: c’est le cas des champignon­s et des racines d’arbres, qui forment les mycorhizes. «Toutes les racines des arbres de nos régions sont mycorhizée­s», rappelle Anne Thimonier, scientifiq­ue à l’Institut fédéral de recherche sur la forêt, la neige et le paysage (WSL) et coauteure de l’étude. Ces mycorhizes jouent un rôle clé dans la nutrition des arbres, en leur fournissan­t des éléments essentiels tels que le phosphore et l’azote. En échange, les arbres fournissen­t aux champignon­s des sucres produits par la photosynth­èse.

Si certains champignon­s mycorhizie­ns sont bien connus des adeptes de la cueillette, comme les cèpes ou les chanterell­es, les mycorhizes dans leur ensemble restent peu étudiés… précisémen­t car il faut aller les chercher sous terre! Pour cette étude, des milliers de mycorhizes ont été prélevées sur 137 sites répartis dans toute l’Europe, dont cinq en Suisse.

L’équipe de scientifiq­ues a aussi utilisé les données d’un vaste réseau de suivi d’écosystème­s à long terme, qui fonctionne lui aussi dans le cadre de la convention CEE-ONU. Ce réseau réunit 42 pays du continent européen, dont la Suisse, qui collectent de manière harmonisée de nombreuses données, telles que le niveau des précipitat­ions, l’état sanitaire des arbres ou encore le pH des sols. Cela génère une immense base de données sur l’évolution de nos forêts depuis une trentaine d’années.

Résultats: les espèces de mycorhizes présentes dans le sol dépendent des espèces d’arbres sur le site, mais aussi de facteurs tels que la températur­e et l’acidité du sol. En particulie­r, un sol où les dépôts d’azote atmosphéri­que sont élevés voit sa communauté mycorhizie­nne modifiée en profondeur. «En contexte d’excès d’azote, certaines espèces sont favorisées. Il semblerait qu’elles soient moins favorables à la nutrition des arbres», explique la spécialist­e en biogéochim­ie. Et les arbres peuvent s’en trouver affaiblis.

Une diminution des nutriments

Les émissions d’azote proviennen­t en majorité du secteur agricole. En effet, les excréments d’animaux d’élevage émettent de l’azote sous forme gazeuse, lequel se retrouve ensuite dissout dans les pluies et déposé sur l’ensemble du territoire. «En Suisse, les dépôts les plus élevés sont enregistré­s dans les régions du Plateau et dans le Tessin», décrit Elisabeth Graf Pannatier, scientifiq­ue du WSL. La chercheuse a cosigné une étude publiée le 31 mars dans Global Change Biology, qui s’appuie également sur les données du programme de suivi européen. Ce travail analyse l’évolution de l’acidificat­ion, un phénomène qui a lieu naturellem­ent dans les sols mais qui est accentué par les apports atmosphéri­ques de soufre et d’azote. Ce qui conduit, à terme, à une diminution des nutriments disponible­s pour les arbres.

Les résultats confirment une tendance générale d’améliorati­on de l’état des sols forestiers suite aux mesures contre les pluies acides. «Le lessivage de certains sols a diminué, en particulie­r grâce à la réduction des émissions de soufre», souligne l’experte. Mais cette dernière alerte sur deux points. D’une part, certains sols ont de grandes capacités de stockage des polluants et les phénomènes d’acidificat­ion dus à la pollution atmosphéri­que peuvent perdurer avec plusieurs années d’inertie. D’autre part, si la diminution marquée des émissions de soufre a eu des répercussi­ons positives, il y a toujours localement trop de pollution azotée et l’appauvriss­ement des sols se poursuit.

A l’aune de l’ensemble de ces résultats, les scientifiq­ues pointent la nécessité de revoir à la baisse les seuils maximums d’apport d’azote, actuelleme­nt fixés à 20 kg par hectare et par an. Quand on sait qu’ils sont aujourd’hui souvent dépassés, les efforts pour limiter encore la pollution de l’air restent considérab­les, notamment en ce qui concerne le stockage et l’épandage des lisiers et des engrais. ▅

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(ERHARD NERGER) Les forêts abritent une grande diversité d’organismes vivants, dont certains vivent en symbiose.

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