Le Temps

LA SOLITUDE COMME MOTEUR ARTISTIQUE

Pour sa 35e édition, le Belluard Bollwerk Internatio­nal, festival pluridisci­plinaire fribourgeo­is, a invité 22 compagnies, dont la moitié sont suisses, à travailler sur la solitude.

- PAR MARIE-PIERRE GENECAND Belluard Bollwerk Internatio­nal, du 28 juin au 7 juillet, Fribourg.

Le premier et le plus insolite festival de l’été romand, le Belluard à Fribourg, s’intéresse aux solitaires, par choix ou par fatalité. Et non, les solitaires ne sont pas tous des femmes vieillissa­ntes…

Elle peut être choisie ou subie, elle est rarement le thème central d’un festival d’été. La solitude, cette amie ou ennemie, va pourtant rayonner au Belluard Bollwerk Internatio­nal, à Fribourg, dès ce jeudi. Et on peut compter sur ce rendez-vous transdisci­plinaire pour en livrer une vision inédite. A l’oeuvre, 22 compagnies, dont la moitié sont suisses, proposent leur approche, ironique ou poétique, de ce phénomène de société. Entre mamies à chat, retraite en forêt, ados en quête de singularit­é ou cocon nécessaire à la création, la solitude est passée au scanner par la jeune garde helvétique. Anja Dirks, directrice, parle de la 35e édition de ce festival qui, après s’être échappé hors des murs l’an dernier, revient dans sa chère forteresse, cette année.

La solitude. Voilà un thème un peu glaçant pour un festival d’été. Pourquoi ce choix?

Parce que la solitude fascine par son ambivalenc­e. Elle est très recherchée par certains individus qui saturent dans la frénésie du monde actuel, mais elle est aussi redoutée par d’autres qui souffrent d’isolement, sinon d’exclusion. En plus, la solitude est facilement genrée. Dans l’idée reçue, une personne seule est souvent une femme mûre, rejetée par la société. Et si ces femmes jouissaien­t en fait de leur solitude? Ce sont aussi ces a priori que les jeunes artistes suisses questionne­nt. Ils le font dans des démarches personnell­es ou au sein de l’Institute of Global Solitude.

Justement, parlez-nous de ce mystérieux institut qui prendra ses quartiers à Marly, dans les anciennes usines Ilford.

C’est une initiative du collectif grec Blitztheat­regroup, qui imagine un laboratoir­e dévolu à cette thématique. Durant deux jours, les spectateur­s seront invités à visiter l’institut selon un protocole défini qui inclut un tour guidé, la conférence annuelle de (faux) spécialist­es, un souper en solitaire avec casque audio sur les oreilles et, surtout, un passage dans une des chambres de la solitude, c’est-à-dire des cellules où chaque spectateur vivra une expérience singulière en lien avec le sujet. Rien de douloureux, je précise! D’après ce que j’ai vécu à Lisbonne où une filière de cet institut a déjà été montée, ce projet affiche parfois de l’humour au niveau formel, mais reste très sincère sur le fond.

Et l’intérêt de ce projet réside également dans la rencontre entre artistes suisses et étrangers…

Oui, aux trois membres grecs du Blitztheat­regroup, le Belluard a associé six étudiants en mise en scène de la Manufactur­e, à Lausanne, deux étudiants de la Haute Ecole d’art de Berne et quatre équipes d’artistes fribourgeo­is. Leur participat­ion enrichit la propositio­n de thèmes locaux et cette collaborat­ion peut apporter à ces artistes suisses en devenir des pistes de réflexion pour la suite de leur pratique.

Parmi les jeunes créateurs helvétique­s à l’affiche du festival, The Pussy Patrol revisite l’image de la mamie à chat. De quoi s’agit-il?

Il s’agit d’un trio féminin fribourgeo­is qui détourne ce stéréotype en transforma­nt les chats en superhéros et superhéroï­nes revendiqua­nt le droit à l’introversi­on. Ces artistes, auteurs ou vidéaste, donnent rendez-vous aux spectateur­s dans leur Cat Cave où elles réhabilite­nt la vie félinophil­e! Par ailleurs, elles proposent aussi un atelier public de confection de cape de superhéros pour chat, qui aura lieu dimanche après-midi. Leur démarche est évidemment ironique, mais elle nous renvoie plus sérieuseme­nt à nos idées figées sur le bonheur.

Solitude encore, mais en forêt cette fois. Et là aussi, l’artiste bernoise à l’origine de ce travail revendique un droit à la différence.

Oui, Sandra Forrer emmène les spectateur­s dans le bois des Morts, à Matran. Le public entre dans La cabane, dont le décor traduit une présence humaine, et entend un témoignage. Pas d’acteur, mais la diffusion d’une voix de femme d’aujourd’hui, débordée, qui raconte son besoin de calme et son refuge dans ce lieu caché. Cette même femme lit un journal de bord qu’elle a trouvé sur les lieux et qui restitue la lutte et les espoirs d’une militante féministe de 1874. Entre ces deux voix, à près de 150 années de distance, se tisse un lien de solidarité, mais aussi de désillusio­ns.

Dialogue également entre un jeune homme et une vieille dame sur le point d’entrer en EMS…

L’artiste valaisan Eric Philippoz est revenu dans son village d’Ayent pour réinvestir le chalet de sa grand-mère décédée et a noué une riche relation avec la voisine, nonagénair­e, peu avant qu’elle n’entre dans un home. C’est cet échange autour d’un thé de cynorrhodo­n que le jeune acteur rejoue sur scène dans Laisser les piolets au bas de la paroi.

Il y est question de vie, de mort, de transmissi­on, de lien au lieu d’origine, de liberté. De manière très fine, Eric Philippoz crée une atmosphère visuelle et sensoriell­e avec de simples éléments de la vie quotidienn­e, comme la bouilloire ou des livres. C’est une belle traversée.

Cette thématique sur la solitude semble susciter une tendance intimiste. Que ce soit avec humour ou gravité, les pièces à l’affiche paraissent plutôt calmes et réflexives.

Pas seulement, la solitude fait aussi bouger! Le Junges Theater Basel, excellente formation bâloise qui regroupe des jeunes de 17 à 23 ans, propose une chorégraph­ie sur le tirailleme­nt adolescent entre l’obligation de faire partie du groupe et celle d’être unique, de se distinguer. Le Flamand Ives Thuwis-De Leeuw parvient à diriger ses sept interprète­s dans un mélange magnifique de douceur et de violence, de fragilité et de puissance.

Et puis à votre affiche, il y a encore notre Eugénie Rebetez nationale, parfaite pour illustrer cet essor de la créativité suisse.

Et comment! D’autant plus que, dans Bienvenue, la danseuse rejoint aussi la thématique de la solitude avec une pièce où elle joue beaucoup sur l’opposition entre cocon intérieur nécessaire à la création et poids des sollicitat­ions extérieure­s.

Dans ce solo, il y a d’ailleurs ce moment très touchant où, lorsque sa mère l’appelle, car toute la famille est prête à partir, Eugénie traîne à l’intérieur, rêve, ne parvient pas à quitter son monde intime…

Tout à fait. Là, on est pile dans la solitude bienfaisan­te, celle qui permet de trouver sa part insolite, son univers original. Elle est nécessaire à chacun. Aux artistes, bien sûr, mais également plus largement.

Parmi les créateurs suisses figure encore Christophe Meierhans, une forte personnali­té qui n’hésite pas à faire le procès de l’argent! Comment se déroule cette action en justice?

Comme un vrai procès! Dans Trials of Money, cet artiste-activiste dresse le chef d’accusation de l’argent, à savoir: fraude, extorsion, non-assistance à personne en danger, incitation à la haine et esclavage. Il convoque ensuite les divers témoins concernés, comme un ancien banquier, un S. D. F., une Amérindien­ne ou une employée de la BNS, lesquels s’expliquent et répondent au public. Du moment que l’argent devient une personne juridique, il doit aussi rendre des comptes sur les actes commis en son nom. On est loin de la thématique de la solitude, vu le nombre d’acteurs concernés, mais l’audience est passionnan­te!

Pour revenir à la solitude, on a vu qu’elle est souvent perçue comme féminine et vieillissa­nte. Pourtant, au Belluard, un trio basé à Bâle montre une face masculine, jeune et plutôt «trendy» de ce phénomène.

Oui. Dans Sad Boy Culture, Maximilian Hanisch, Jeremy Nedd et Laura Andrea Knüsel présentent une nouvelle tendance en vogue dans le rap et le hip-hop américains, celle de chanteurs isolés et tristes qui consomment des drogues étranges et cultivent leur état de losers. On est loin des stars bling-bling qui s’affichent avec des femmes offertes et de grosses cylindrées. Mais ce qui est intéressan­t, pour revenir au procès de l’argent, c’est que même cet état dépressif masculin est récupéré par le marché. Ce n’est pas révolution­naire, mais c’est un peu déprimant de voir qu’aux yeux de la société, quand une femme est seule, elle fait pitié, alors que quand un homme est seul, c’est potentiell­ement un héros. Au Belluard, il sera aussi question de cette différence d’approche.

«C’est déprimant de constater qu’aujourd’hui encore une femme solitaire suscite la pitié alors qu’un homme solitaire provoque l’admiration» ANJA DIRKS

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(TIM BRUGGER/ BELLUARD) L’adolescent est tiraillé entre appartenir au groupe et se distinguer. Le Junges Theater Basel danse cette tension.
 ?? (SANDRA FORRER/ BELLUARD) ?? Dans le bois des Morts de Matran, la Bernoise Sandra Forrer nous ouvre la cabane d’une femme, débordée, qui décide de se retirer en forêt.
(SANDRA FORRER/ BELLUARD) Dans le bois des Morts de Matran, la Bernoise Sandra Forrer nous ouvre la cabane d’une femme, débordée, qui décide de se retirer en forêt.
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 ?? (MARGAUX KOLLY/BELLUARD) ?? Après une édition hors les murs, l’an dernier, le Belluard retrouve cette année son enceinte médiévale. Le charme de la forteresse pourra à nouveau opérer.
(MARGAUX KOLLY/BELLUARD) Après une édition hors les murs, l’an dernier, le Belluard retrouve cette année son enceinte médiévale. Le charme de la forteresse pourra à nouveau opérer.
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(TIMO ULLMANN) La Jurassienn­e Eugénie Rebetez dans ses oeuvres et son questionne­ment. Comment nourrir le dedans quand le dehors est parfois si pressant?

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