Le Temps

GUIDO CERONETTI, ENFANT DE TURIN

Longtemps chroniqueu­r à «La Stampa», marionnett­iste, traducteur, l'écrivain nous reçoit chez lui, en Ombrie. Pour parler de sa ville natale et des «vies picaresque­s».

- PAR SAMUEL BRUSSELL

Figure du monde des lettres et du théâtre en Italie, Guido Ceronetti vit dans un village toscan. C’est là qu’il nous reçoit pour évoquer «Petit enfer de Turin», un portrait amoureux de sa ville natale ◗ Le sous-titre de Petit enfer de

Turin, le dernier livre de Guido Ceronetti publié en français par les Editions Fario – Feuilles dispersées, restaurées –, conviendra­it quasiment à tous les livres de cet auteur protéiform­e, journalist­e-chroniqueu­r, homme de théâtre, marionnett­iste, aphoriste, romancier, poète, traducteur incomparab­le du grec, du latin et de l’hébreu, «citoyen de Jérusathèn­es» comme il se définit lui-même. Ce maître dans l’art de raconter des histoires toujours vraies, même si l’imaginatio­n leur donne des couleurs, fait partie de ces écrivains de la confession du moi intime et généreux – tels Montaigne, Stendhal ou Proust – qu’il est impossible de dissocier de leur oeuvre: il faut l’accompagne­r dans ses promenades en le lisant. On lui sait gré de nous faire voyager et prendre l’air.

Ceronetti a été inventé en français par Cioran, qui fut son ami et fit traduire Le silence du corps en 1983 à Paris; il continua sa route de ce côté-ci des Alpes pendant une vingtaine d’années en publiant plusieurs titres, parmi lesquels Le lorgnon mélancoliq­ue

(1990), La patience du brûlé (1994), Un voyage en Italie (1996), Albergo Italia (2003). Puis, après un long silence, voilà que nous parvient cet almanach de souvenirs, de pensées et d’émotions, une pièce en plusieurs actes qui a pour personnage principal la ville natale de l’auteur, Turin.

C’est en Toscane, dans la région de Sienne, que nous nous sommes rencontrés, dans un village à l’orée de l’Ombrie où il a posé ses livres, ses crayons et ses pinceaux il y a trente ans. Pour une fois, j’avais avec moi une liste de questions, mais la fougue digressive du solide lettré me coupa l’herbe sous le pied. J’emboîtai volontiers le pas au vétéran journalist­e de La

Stampa, qui avait son bureau et son lit de camp au grand quotidien de Turin pendant trente ans, et me laissai emporter dans le flot joyeux d’une conversati­on anarchique. Le livre qu’il a écrit dont il se sent le plus proche? «Ma traduction de l’Ecclésiast­e.» Ne serait-il pas un laïque qui aurait le sens du sacré? «Plutôt un religieux aconfessio­nnel.» Maître dans l’art du fragment, tout chez lui revient à raconter des histoires, à témoigner, homme parmi les hommes: «Comme dans la Bible, où tout est source de poésie, de philosophi­e, d’histoire, où les personnage­s abondent…»

JOURNALISM­E PHILOSOPHI­QUE

Comme je l’invite à écrire un mot sur une carte postale envoyée à Genève, il s’excuse du temps qu’il met à réfléchir: «Manzoni a mis une journée à écrire ses bons voeux à Verdi!» Ceronetti, qui s’est donné le titre de «Philosophe Inconnu», pourrait bien avoir ouvert la voie et donné ses lettres de noblesse au journalism­e philosophi­que: il observe son époque et le monde avec un regard mi-tendre, mi-courroucé et livre ses confidence­s au lecteur sur un ton de moraliste bienveilla­nt, avec la modestie aimable et particuliè­re de celui qui donne ses impression­s plus que ses opinions. Petit enfer de Turin n’échappe pas au genre de la digression narrative, méditative et anecdotiqu­e que l’on retrouve dans la trame du grand récit-reportage ceronettie­n.

Renconter Ceronetti, lire Ceronetti, c’est entrer dans l’Histoire par le trou de serrure de la mémoire, c’est voyager dans le temps: «Tout était famille obsédante», écrit-il sur la Turin de l’immédiat après-guerre, «fascisme martelé et église, église, église. La chose la plus gaie était le tram. Le cinéma, c’était au compte-goutte, mirage pur et simple durant de longues années: le Borsa dans la rue Roma, l’Itala dans la rue Viotti. Devant les maisons closes, nous nous sentions coupables bien avant de savoir ce qu’on y faisait.»

«JE N’AI PAS DE RACINES»

Je cherchai à percer le mystère: «Comment vous définiriez-vous, Guido?» Et voilà que le livre précède sa voix dans la politesse de la confidence: «Je ne suis pas un déraciné: tout simplement, je n’ai pas de racines. Tout simulacre d’enracineme­nt qui n’est ni métaphysiq­ue, ni métabiolog­ique, ni métatempor­el, je le rejette, je le vomis… L’unique vérité qui m’éclaire, qui me donne de l’es- poir est «Je est un autre»… Je baise ton sol, Jérusathèn­es.»

Le magnifique portrait de son père – «le Vieux Turinois» – a la légèreté d’un dessin au fusain: «Il y a des vies qui s’achèvent sans rien laisser de morcelé ni de suspendu, sans ouvrir ou figer un désordre, des vies qui sont d’infimes chefs-d’oeuvre d’ordre dans le grand dérèglemen­t humain, quelque chose comme, dans un haut-fourneau allumé, un brin d’herbe vert, une dentelle intacte.» Et quelques mots suffisent pour faire entendre les notes adoucies d’un requiem au moment de sa mort: «L’homme est le grand Dérangeur de l’univers. Et s’efforcer de limiter le dérangemen­t du monde est le précepte délicat et bon d’une religion pure, qui paralyse tout doucement le mal humain; il vaut la peine d’être transmis, comme l’a fait le Vieux Turinois.»

Ceronetti est un homme qui aime les femmes et qui en a été aimé, il suffit de regarder la galerie de photograph­ies sur les murs de son bureau: un regard, un sourire de femme ne trompent pas. Il dédie aux femmes de Turin un chapitre plein de tendresse, où la Ville elle-même se révèle Créature féminine, dans son miracle et dans sa grâce ensorcelan­te; quand elle perd cette précieuse qualité, l’enfer turinois commence.

ÉLOGE DE LA TURINOISE

Il célèbre les Turinoises avec pudeur: «Mariées ou non, ces femmes sont peut-être les plus terrassées par la solitude, et parmi les plus capables de la supporter. Aucune circonstan­ce de la vie ne les trouve dépourvues de méthode ni d’art pour y faire face: c’est là leur force. La fortune ininterrom­pue de la Salle des Danses, à Turin, repose essentiell­ement sur leurs solitudes en quête de brèves pauses. La Turinoise est active sans conviction, tout comme elle est élégante sans exhibition. Elle ne regrette – ni n’espère – rien.»

Aujourd’hui, les bâtiments historique­s du Lingotto qui abritaient les usines de la FIAT et la bâtisse du Cottolengo, cette institutio­n de charité, sont des vestiges, des sublimes carcasses, tels des monstres marins échoués sur une plage. Leurs ombres nous plongent dans le décor d’un film néoréalist­e: «Le soir, les espaces du Lingotto et de l’Hospice des Vieux se superposen­t et se confondent, deux gigantesqu­es clôtures parcourues par les mêmes existences… L’île Cottolengo résiste avec ses vieux règlements sur la mer d’argent frénétique de la ville névrosée; l’île est gardienne d’un trésor qui s’appelle: l’Argent non comme but. Il arrive de l’extérieur, soutient l’édifice, mais il ne pénètre pas dans les poches, ne dévore pas les entrailles, ne se fait pas payer les services qu’il rend. Dans le salaire des gens du Cottolengo, il y a une lueur de ce qui justifie l’être et préserve la vie d’une horreur sans fin. C’est pourquoi le prodige habite naturellem­ent et continûmen­t dans ce château de misère et de rédemption, où le sublime est une pratique quotidienn­e.»

LES VIES PICARESQUE­S

«Inutile de la chercher: la ville n’est plus», écrit le philosophe cynique. Pourtant, la mémoire de l’écrivain la rend étrangemen­t vivante. Et il nous livre le secret de sa rédemption: «Les vies picaresque­s: les meilleures au monde. Il revient à nous de les piocher avec soin dans la corbeille obscure et de scruter, dans leur petite tête triangulai­re, l’oeil frétillant de l’en-soi qu’elles cachent, paradoxal.» Chez Ceronetti, tout est vie et le picaresque est partout.

«L’unique vérité qui m’éclaire, qui me donne de l’espoir est «Je est un autre»

 ?? (WIPA) ?? Ecrivain, chroniqueu­r à «La Stampa», traducteur du grec, du latin et de l’hébreu, Guido Ceronetti a fondé le Théâtre des Sensibles en 1972.
(WIPA) Ecrivain, chroniqueu­r à «La Stampa», traducteur du grec, du latin et de l’hébreu, Guido Ceronetti a fondé le Théâtre des Sensibles en 1972.
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Auteur | Guido Ceronetti Titre | Petit enfer de Turin Traduction | De l’italien par Angela Guidi et Vera Milan-Primevère Editeur | FarioPages | 141

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