Le Temps

«MARTIN RUEFF, DANS LA RUMEUR DU MONDE»

- PAR DANIEL DE ROULET

Chacun peut choisir pour mentor un auteur mort, piocher dans le répertoire des classiques. Sauf que les morts n’ont que leur oeuvre pour vous répondre. Perec ou Marguerite Duras ne vous diront jamais ce qu’ils pensent de vos textes. Mieux vaut donc se confier à un vivant.

Si votre mentor est issu de la même génération que vous, il ne vous apportera pas grand-chose. Un contempora­in, au lieu d’écouter ses conseils, vous risquez d’en être jaloux. Pour qu’un mentor joue son rôle, il faut qu’il ait affronté une époque différente de la vôtre, qu’il soit d’une autre génération. De la suivante ou de la précédente, peu importe.

J’ai rencontré un jour la poésie de Martin Rueff. Elle m’est allée au coeur sans détour. Je lui ai écrit pour qu’il sache que la manière dont il parlait de la femme aimée me paraissait digne des poètes courrez-vous tois. Et que je voudrais comprendre cet art qu’il cultivait si bien. Nous avons parlé de la différence entre la nostalgie qu’il juge réactionna­ire et la mélancolie nécessaire à nos écritures.

Comme si quelque raconte un immense amour dont les liens se défont sans offrir aux amants la liberté des bienheureu­x: «pour rien au monde nous voici déliés». Le recueil donne quelques conseils aux romanciers qui «veulent sembler trop intelligen­ts», mais son premier propos reste la rencontre amoureuse sous toutes ses formes. Ainsi cette femme que le poète croise un jour par hasard: «tiens prends-le ce petit poème main posée sur ton épaule / petit poème qui effleure la femme en pleurs dans l’ascenseur.» Ou cette injonction au lachrymal

jogger: «Mais pourquoi donc cou- sous la pluie? / pour aller à la rencontre des larmes.»

Aux Bains des Pâquis, j’ai entendu Guillaume Chenevière réciter Icare crie dans un ciel de craie. Je n’étais pas le seul spectateur bouleversé par ce long poème où un fils va mourir avant son père. Les métaphores sont de notre monde, Icare est vêtu d’une combinaiso­n en néoprène et brûle son aile delta au soleil. Chute libre d’un gratte-ciel, où il a vécu entre les livres, jusqu’au fond de la mer transformé­e en aquarium high-tech, peuplée de sirènes et de souvenirs d’enfance. L’extrême contempora­in revisité par la mythologie. Je m’y étais essayé dans des romans. Rueff me poussait du côté de la «prose coupée».

Plus tard, je suis allé l’écouter à l’Université de Genève. Il parlait

de son mentor à lui: Michel Deguy, situation d’un

poète lyrique à l’apogée du capitalism­e culturel. Là, j’ai découvert une manière nouvelle d’insérer l’écriture dans la rumeur du monde, un rapport moins crispé que le mien entre le monde de la fiction et celui des idées. J’ai aimé cette façon de n’être ni juif ni protestant et de traiter l’identité comme un hasard dont l’évocation doit rester pudique. Non seulement Rueff se posait les mêmes questions que moi: il avait quelques réponses.

J’ai alors pris prétexte de son admiration pour Rousseau pour m’entretenir avec lui des Lumières et de ce qu’elles ne représenta­ient plus pour moi, à cause de leur trop grande rationalit­é. Il a su me réconcilie­r avec son autre mentor, Jean-Jacques, me le faire lire sans les oeillères des postmodern­es.

La nouvelle Héloïse m’a donné envie de raconter autrement les tourments amoureux.

Quand Rueff a publié dans La beauté du monde une longue introducti­on à l’oeuvre de Jean Starobinsk­i, j’ai compris, pour la première fois, le parti qu’un romancier pouvait tirer de la critique littéraire. Ce Marseillai­s de Rueff me réconcilia­it avec les études littéraire­s. Il était capable de me dire enfin qui était ce Genevois trop proche de nous pour que je puisse l’apprécier.

Rueff traducteur s’est occupé des auteurs qui comptent pour moi. Aux Etats-Unis, Judith Butler et David Graeber, en Italie, Agamben et Pavese.

Quand vous découvrez un type qui a produit les poèmes que vous voudriez savoir écrire, qui vous remet les idées en place sur les Lumières, qui traduit les contempora­ins qui vous touchent au plus intime, et cela même si vous avez un quart de siècle de plus que lui, comment, dites-moi, ne pas le prendre pour mentor? Il a beau se dire philosophe et poète quand je me crois romancier: il introduit dans ma graphosphè­re un malaise fécond.

Ulysse revenu de voyage et son ami Mentor sont assis sur la plage. Rueff le raconte dans un poème en italien, Ulisse bentornato. Alors seulement le rôle que Mentor joue par amitié prend fin. Et chacun devient alors responsabl­e de ses propres textes.

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