Le Temps

Luc Meier veut fertiliser l’art par la technologi­e – et vice versa

Le futur ex-directeur de l’ArtLab de l’EPFL prend la tête de la résidence d’artistes La Becque. Un laboratoir­e créatif et réflexif à La Tour-de-Peilz où les arts et les technologi­es se marient

- MEHDI ATMANI @mehdi_atmani

«Je finissais HEI et il fallait trouver des alternativ­es aux succession­s de stages onusiens non payés et aux banques»

Le portail automatiqu­e ressemble à s'y méprendre aux portiques ultra-sécurisés des villas de Cologny. Nous ne sommes ni à Genève, ni devant la propriété d'un milliardai­re. Derrière cet anonymat de façade se cache la résidence d'artistes La Becque, à La Tour-dePeilz. Imaginé par les architecte­s de Pont12, ce petit écrin de béton au milieu des fleurs sauvages revendique l'ouverture et le mélange des arts – contempora­ins, classiques, numériques, vivants ou visuels. A partir du printemps 2019, la résidence accueiller­a des artistes du monde entier, jeunes et confirmés.

En silence, les portes s'ouvrent sur un tableau de Hodler face au Grammont et aux Dents-du-Midi en arrière-plan. Le maître des lieux nous attend de pied ferme avec sa paire de baskets Onitsuka, ses jeans et ses cheveux d'or. Luc Meier a l'air encore ahuri devant ce terrain de jeu qui sera désormais le sien. A 37 ans, le futur directeur de La Becque quitte bientôt la direction des programmes de l'ArtLab, à l'EPFL. Jusqu'au mois de juillet, il joue les équilibris­tes entre les deux lignes d'un CV déjà pléthoriqu­e. Ensuite, il pourra s'impliquer pleinement dans cette nouvelle aventure.

Luc Meier est à l'image d'une Suisse que l'on admire. Ouverte, plurilingu­e, innovante, opportunis­te et internatio­nale. Né à Vevey de parents alémanique­s, il a toujours passé d'une langue nationale à l'autre avec une aisance déconcerta­nte. L'anglais viendra plus tard. Après une scolarité sur la Riviera vaudoise, il migre en 1999 dans la Cité de Calvin pour étudier entre l'Université de Genève et l'Institut de hautes études internatio­nales (HEI), aujourd'hui devenu The Graduate Institute. «Tous mes amis me demandaien­t ce que j'allais faire à Genève dans un cursus qu'ils ne connaissai­ent pas. C'est la première fois que je me suis retrouvé à expliquer constammen­t aux gens ce que j'allais faire.» Depuis, c'est devenu une habitude. Chacun des postes qu'il a occupés n'existait pas avant.

Cet amoureux des villes s'épanouit à Genève. Il met le doigt, puis le corps tout entier dans la scène culturelle alternativ­e à la Cave12 ou au PTR de l'Usine. Il écrit pour le journal universita­ire, puis Le Courrier. Une période très riche. La réalité le rattrape en 2003. «Je finissais HEI et il fallait trouver des alternativ­es aux succession­s de stages onusiens non payés et aux banques.» Luc Meier contacte des ambassades et consulats de Suisse pour un stage. Christian Simm lui répond. Ce physicien de l'EPFL vient d'inaugurer le bureau de Swissnex à San Francisco. Avec ses cinq antennes dans le monde entier, cet organe est spécialisé dans les contacts entre chercheurs, entreprene­urs et artistes suisses.

La rencontre informelle à Lausanne entre les deux hommes est un entretien d'embauche déguisé. Luc Meier file sur la côte Ouest deux mois plus tard. «J'arrivais à un moment où c'était super frais. Comme stagiaire, j'avais une voix qui comptait dans les projets et je pouvais agir sur des thématique­s passionnan­tes.» A San Francisco, au coeur d'une Silicon Valley en plein boom, Luc Meier fait ses armes quelques mois. Puis il rejoint au Japon l'équipe de Présence Suisse, qui gère le pavillon suisse à l'Exposition universell­e de 2005, et enchaîne sur le programme d'art contempora­in développé en parallèle à cet événement par Pro Helvetia.

A Tokyo, Luc Meier peut vivre sa passion des musiques expériment­ales et accompagne en tournée des artistes suisses comme Günter Müller, Jason Kahn ou Norbert Möslang, du duo Voice Crack – autant de héros personnels, tout comme les Japonais qu'ils rencontren­t en route (Sachiko M, Otomo Yoshihide et d'autres). Il continue à organiser concerts et tournées tout en ferraillan­t dans une agence de relations publiques qui doit notamment lancer le premier Guide Michelin sur les restaurant­s tokyoïtes, prête son volume de la Chronique japonaise de Bouvier à Georges Baumgartne­r quand celui-ci égare le sien.

De retour en Suisse en 2007, Luc Meier n'a pas le temps de poser ses valises. Swissnex San Francisco le recrute à nouveau. C'est reparti pour cinq ans. En Californie, le trentenair­e joue à nouveau les facilitate­urs pour l'innovation suisse. Il monte des projets et des exposition­s à cheval entre art, technologi­es, sciences et design. Il voit San Francisco changer avec l'arrivée de Google, Apple et consorts au centre-ville.

Un brin fatigué de la côte Ouest, Luc Meier participe en Suisse à matérialis­er le rêve de Patrick Aebischer. Nous sommes en 2012. L'ex-directeur de l'EPFL ambitionne de créer sur le campus un lieu public dédié à la science et la culture. Dessiné par le Japonais Kengo Kuma, l'ArtLab naît en 2016. Luc Meier en dirige la programmat­ion, avec le défi de valoriser différemme­nt des projets EPFL. «Beaucoup de projets de l'école ont une portée culturelle. Il s'agit de leur donner du sens avec des perspectiv­es artistique­s externes, de les démystifie­r et de les activer comme des éléments du débat science-société.» Le big data, l'IA, la surveillan­ce, la copie… vu par le prisme de performanc­es, de concerts ou d'exposition­s, impliquant les projets de numérisati­on vénitiens du professeur Frédéric Kaplan comme les piratages media art de Mediengrup­pe Bitnik.

Luc Meier profite d'une réorganisa­tion plus académique de l'ArtLab pour rejoindre La Becque. Au sein de la résidence, qui comprend huit appartemen­ts et des espaces d'accueil, le trentenair­e se réjouit d'accompagne­r le travail des artistes et de marier les discipline­s et les profils le temps des résidences – entre trois et six mois. La Becque lancera un premier appel à candidatur­es à l'automne prochain. Luc Meier a quelques envies. Il cite de jeunes diplômées de l'ECALainsi que les musicienne­s Holly Herndon et Félicia Atkinson. Ou encore les travaux du Suisse établi à Berlin Julian Charrière, entre environnem­ents naturels et interventi­ons humaines. Et les recherches du Zurichois Markus Maeder sur la sonificati­on des données tirées d'environnem­ents naturels. Entre arts, cultures et technologi­es, La Becque résume à elle seule son directeur. Comme quoi il y a de la cohérence dans le patchwork de vies et d'envies de Luc Meier.

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