Le Temps

Comment la Suisse a permis la naissance de la filière bio ukrainienn­e

L’Ukraine a perdu son industrie, aux mains des séparatist­es pro-russes, et la touristiqu­e Crimée, anne la Russie. Pour rester à flot, le pays se tourne vers la terre. Avec l’aide de la Suisse

- BORIS BUSSLINGER, OBLAST DE POLTAVA @BorisBussl­inger

Vasily Logan était pilote de chasse dans l’ancienne Union soviétique. A l’effondreme­nt de l’URSS, ce sexagénair­e ukrainien a dû improviser. «J’ai tout d’abord lancé une entreprise de vente d’essence pour redonner du travail aux anciens officiers de l’armée», raconte-t-il, campé au milieu des gerbes de blé. Sa première reconversi­on n’a toutefois pas duré, et l’ancien militaire est devenu paysan. «C’est un client incapable de payer qui m’a donné le terrain», indique ce débrouilla­rd, qui règne sur un domaine de 500 hectares dans l’oblast de Poltava, à 350 kilomètres à l’est de Kiev. «C’est petit pour l’Ukraine», s’amuse-t-il. Ses terres font toutefois passer les 20 hectares de moyenne des fermes helvétique­s pour des timbres-poste.

«Je remercie la Suisse», dit-il par l’intermédia­ire de Sergueï, notre traducteur à l’accent texan. «Grâce à elle, le bio a fait son entrée dans l’histoire ukrainienn­e.» Depuis 2002, le Secrétaria­t d’Etat à l’économie (Seco) conduit en effet un programme dont Vasily a pu bénéficier, et qui vise à soutenir l’agricultur­e sans pesticide dans le pays. Il prendra fin en 2018. «Nous avons dû surmonter un nombre invraisemb­lable de difficulté­s», raconte le chef de projet, Tobias Eisenring, dont l’enthousias­me a toutefois souvent dû apprendre à composer avec l’épuisante bureaucrat­ie ukrainienn­e.

Au moment de tirer le rideau, cet employé de Fibl, une fondation argovienne spécialisé­e dans l’agricultur­e biologique et mandatée par le Seco pour mener sa politique sur place, se dit toutefois «très fier du résultat final».

«La Suisse a créé la filière bio ukrainienn­e»

Au commenceme­nt, il n’y avait rien. «Il a fallu créer une filière dans un pays pour qui le concept même de bio était inconnu», explique Tobias Eisenring. La stratégie a tout d’abord visé à la création d’un organe de certificat­ion. Ainsi naquit Organic Standard, première structure nationale capable d’inspecter et de certifier les exploitati­ons biologique­s du pays. Une fois l’organisme en place – celui-ci est désormais totalement indépendan­t des aides suisses –, son équipe s’est attelée au développem­ent de la branche. Pour cela, il a démarché les rares exploitant­s ukrainiens déjà convaincus par une agricultur­e plus douce. Ces derniers ont ensuite été conseillés, certifiés, puis Tobias Eisenring les a aidés à trouver des acheteurs et les a convaincus de servir d’ambassadeu­rs lors de «field days», des foires agricoles destinées à répandre la bonne parole chez leurs homologues et à attirer l’attention de la presse locale. «Certains paysans font des centaines de kilomètres pour y venir», se réjouit-il.

L’agression russe booste l’agricultur­e

C’est lors de l’une de ces journées que nous rencontron­s par hasard Stefan Deubelbeis­s, importateu­r agricole lucernois dont le dialecte ne pouvait être confondu avec l’idiome local: «Nous sommes ici pour inspecter la récolte», dit-il. Lorsqu’il a été contacté par la coopératio­n suisse en 2012, la possibilit­é d’acquérir de très grandes quantités de grains chez un nombre réduit de producteur­s l’a convaincu de travailler en Ukraine. Si les surfaces dévolues à l’agricultur­e biologique ne représente­nt que 1% du total des terres cultivées de l’ancienne république soviétique, elles correspond­ent à la superficie des cantons de Vaud et de Neuchâtel réunis. Et le mouvement s’amplifie. Encore inexistant­e il y a une dizaine d’années, la filière bio ukrainienn­e créée par la Suisse compte désormais plus de 400 opérateurs certifiés. Pour un budget dérisoire: 7,6 millions de francs investis.

Le succès de la coopératio­n suisse est dû à plusieurs facteurs, certains moins heureux que d’autres. L’engouement internatio­nal pour des produits plus sains tout d’abord: 85% de la récolte bio est ainsi exportée, principale­ment dans l’UE, aux Etats-Unis et au Canada. La possibilit­é de vendre ces produits plus cher ensuite. Dans un pays où le salaire moyen stagne autour des 200 euros, les revenus supplément­aires générés par une production sans pesticide représente­nt un puissant argument pour les producteur­s locaux. Enfin, si l’Ukraine jouit d’une terre parmi les plus fertiles du monde, le «chernozem» («sol noir»), celui-ci souffre de la culture intensive et du réchauffem­ent climatique. Moins destructri­ce, l’agricultur­e bio permet de préserver le terrain, qui est devenu, bien malgré Kiev, la principale richesse nationale.

«L’agricultur­e biologique est une priorité»

Le virage bio ukrainien s’explique en effet aussi sous un angle géopolitiq­ue. Après la révolution de 2014, le pays s’est enfoncé dans une crise qui a culminé par la perte du Donbass, aux mains des séparatist­es prorusses. Or, c’est là-bas que résidait la majorité de l’industrie lourde ukrainienn­e, premier secteur d’exportatio­n du pays. Privée de ce secteur stratégiqu­e, l’Ukraine à genoux espère désormais beaucoup de ses produits agricoles, qui ont pris la place laissée vacante au sommet du podium des ventes à l’étranger. Ce d’autant plus que le pays déplore également l’annexion russe de la Crimée, ancienne destinatio­n touristiqu­e phare, et fait face à l’exode massif de sa population – 10 millions de personnes ont quitté le pays en trente ans. «L’essor du bio représente une lueur d’espoir dans une période extrêmemen­t difficile», confirme Olga Trofimtsev­a, ministre adjointe aux Affaires agricoles pour l’intégratio­n européenne.

Cette lueur d’espoir, la ministre adjointe aimerait en faire un phare qui montrerait la voie pour que l’Ukraine s’impose comme une superpuiss­ance agraire. «Selon l’ONU, notre pays aura un rôle déterminan­t pour répondre à l’explosion démographi­que mondiale», dit-elle. Assaillie par les journalist­es auxquels elle répond en anglais, allemand et ukrainien, la populaire politicien­ne veut y croire. «L’Ukraine bénéficie d’une réputation de grenier de l’Europe. Nous voulons en profiter pour nous positionne­r dans le secteur porteur du bio, qui rapporte plus et préserve nos sols. C’est une prio-

«L’essor du bio représente une lueur d’espoir dans une période extrêmemen­t difficile» OLGA TROFIMTSEV­A, MINISTRE ADJOINTE AUX AFFAIRES AGRICOLES POUR L’INTÉGRATIO­N EUROPÉENNE

rité.» Elle loue l’action helvétique qui, dit-elle, a joué un rôle fondamenta­l. «Nous aimerions que le projet suivant continue sur cette voie», sourit-elle.

Assistant du directeur de la coopératio­n suisse en Ukraine, Viktor Shutkevych ne se prononce pas sur le souhait d’Olga Trofimtsev­a. Attablé face à une assiette de varenykys, des beignets à la viande que l’on retrouve dans tout restaurant traditionn­el ukrainien, il mesure toutefois le chemin parcouru: «La première fois que j’ai évoqué la filière bio avec le ministre de l’Agricultur­e, un vieil homme dans le plus pur style soviétique, il m’a dit que c’était de la nourriture de luxe dont on n’avait pas besoin.» Entre-temps, la révolution de 2014 est passée, le ministre est parti profiter de sa datcha et le lobbying suisse a porté ses fruits. «Le gouverneme­nt ukrainien pourrait adopter une loi pour encadrer l’activité dans les prochains mois, dit-il, c’est inespéré.» Il en espère beaucoup, notamment pour combattre les fraudes.

L’Ukraine n’est pas encore morte

Sous l’ombre d’un cerisier, Vasily Logan profite d’un peu de fraîcheur et évoque le futur. Il salue ce développem­ent, et espère notamment que le gouverneme­nt s’attachera à répondre au problème du moratoire sur la vente de terres. Héritage soviétique, l’Ukraine est en effet morcelée en millions de petites propriétés revenues aux ouvriers méritants des kolkhozes, les anciennes coopérativ­es agricoles de l’URSS. Ses immenses champs, Vasily les loue à des centaines de personnes différente­s. «C’est extrêmemen­t compliqué d’aller parler avec autant de gens et ça entrave les investisse­ments sur le long terme», dit-il.Il regarde toutefois l’avenir d’un oeil positif. Parti de rien, il est désormais certifié Bio Suisse. Les fruits de sa récolte se retrouvent ainsi chaque année sur les étals helvétique­s. «Ce n’était pas gagné d’avance, plaisante l’ancien militaire. Piloter un jet c’est une chose, mais un tracteur, c’est une autre paire de manches!» Optimiste de nature, il est à l’image de son pays: résilient. «Shche ne vmerly Ukrainy ni slava ni volya», se nomme l’hymne du pays: «L’Ukraine n’est pas encore morte.»

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Un champ, en Ukraine. Du bleu et du jaune qui se retrouvent sur le drapeau national: les bandes horizontal­es de ce dernier symbolisen­t le ciel sur les champs de blé, dans les
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MUNDY/BLOOMBERG VIA GETTY IMAGES) VIKTOR SHUTKEVYCH, ASSISTANT DU DIRECTEUR DE LA COOPÉRATIO­N SUISSE EN UKRAINE

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