Le Temps

L’aigle albanais menace de décapiter l’équipe suisse

Si la Commission de discipline de la FIFA estime que Granit Xhaka et Xherdan Shaqiri ont provoqué les supporters adverses en célébrant leurs buts par le mime d’un aigle albanais lors de Suisse-Serbie (2-1), ils pourraient manquer deux matches «au moins»

- LIONEL PITTET, NIJNI NOVGOROD @lionel_pittet

Xherdan Shaqiri, Granit Xhaka et Stephan Lichtstein­er risquent deux matches de suspension pour avoir manifesté leur joie de manière trop politique après les buts face à la Serbie

Quelles conséquenc­es auront les gestes de célébratio­n de Granit Xhaka et Xherdan Shaqiri après leurs buts de vendredi soir contre la Serbie? Les deux joueurs suisses, originaire­s du Kosovo, avaient croisé les bras sur leur poitrine pour figurer un aigle albanais. Ce signe politiquem­ent chargé suscite l’indignatio­n en Serbie, dont le Kosovo s’est détaché dans la violence en 1999.

Au-delà des réactions prévisible­s de politicien­s suisses – des élus UDC, notamment, se sont indignés de cette manifestat­ion d’appartenan­ce albanaise chez des joueurs de l’équipe nationale –, l’affaire peut avoir de graves conséquenc­es pour la Nati. La FIFA, l’organe dirigeant du football mondial, a ouvert une procédure disciplina­ire contre ses deux stars, ainsi que contre le capitaine suisse Stephan Lichtstein­er, qui les avait imité vendredi. Le code de discipline de la FIFA prévoit que «celui qui, au cours d’une rencontre, provoque le public, sera suspendu pour au moins deux matches et se verra infliger une amende d’au moins 5000 francs». Le président de l’Associatio­n suisse de football, Peter Gilliéron, a reconnu ce weekend que les trois joueurs risquent effectivem­ent une suspension. «Je ne suis pas inquiet», a-t-il tout de même expliqué à l’agence ATS.

La suspension de joueurs pour des gestes politiquem­ent provocants lors d’une Coupe du monde serait sans doute une première. La fédération suisse défend ses vedettes en affirmant que leur geste était une manifestat­ion de joie spontanée, et apolitique.

«Une suspension serait un coup de massue» PETER GILLIÉRON, PRÉSIDENT DE L’ASSOCIATIO­N SUISSE DE FOOTBALL

Deux mains qui se croisent pour former un aigle à deux têtes et le monde perd la sienne. Depuis que Granit Xhaka et Xherdan Shaqiri ont célébré les deux buts de la victoire suisse contre la Serbie avec cet hommage appuyé à l'Albanie de leurs origines, les discussion­s autour de la Nati ne concernent plus autant le football que des questions de symbolique, d'appartenan­ce, d'identité.

Quand l'UDC zurichoise Natalie Rickli se demande sur les réseaux sociaux si les buts de l'équipe de Suisse ont bien été inscrits au nom de son pays, «ou du Kosovo», elle remet sur la table la question des «bons Suisses» contre ceux qui le sont moins. Qu'elle se rassure: c'est bien l'équipe nationale suisse, et aucune autre, qui en profite lors de la Coupe du monde en Russie. Et c'est bien elle aussi qui pâtira de l'éventuelle sanction que la FIFA prononcera à l'encontre des deux joueurs.

«Provocatio­n du public»

L'instance a annoncé samedi soir tard l'ouverture d'une procédure disciplina­ire visant Granit Xhaka et Xherdan Shaqiri, sans donner davantage de détails. Quel point de règlement les deux joueurs sont-ils soupçonnés d'avoir enfreint? Que risquent-ils s'ils sont reconnus coupables? Dans quels délais la Commission de discipline rendrat-elle son verdict? Contactée par Le Temps, la FIFA n'a pas souhaité se prononcer quant à ces questions précises.

Les réponses se trouvent probableme­nt en bonne partie à l'article 54 de son Code disciplina­ire, intitulé «Provocatio­n du public»: «Celui qui, au cours d'une rencontre, provoque le public, sera suspendu pour au moins deux matches et se verra infliger une amende d'au moins 5000 francs.» Concrèteme­nt, cela signifie que Xherdan Shaqiri et Granit Xhaka risquent de manquer le dernier match de la première phase de la Coupe du monde, mercredi contre le Costa Rica, et une éventuelle rencontre de huitième de finale, «au moins».

Provocatio­n ou pas? C'est en tout cas ce qu'ont vu les médias serbes dans la célébratio­n des deux buteurs suisses, également reprise par le capitaine Stephan Lichtstein­er – lui aussi sous le coup d'une enquête disciplina­ire de la FIFA, apprenait-on dimanche. Dans un pays qui ne reconnaît pas l'indépendan­ce du Kosovo (contrairem­ent à la FIFA qui a accueilli son équipe nationale), mimer l'aigle bicéphale du drapeau albanais constitue un geste de défiance. Effectué par des joueurs d'origine kosovare lors d'un match de Coupe du monde sous haute tension, il a beaucoup de mal à passer à Belgrade.

Président de l'Associatio­n suisse de football et juriste de métier, Peter Gilliéron ne fait «jamais de pronostic par rapport à une procédure disciplina­ire» mais appelle à «ne pas être trop pessimiste». «Une suspension serait un coup de massue», admet-il en précisant qu'il attend un verdict rapide, «probableme­nt lundi», compte tenu de l'urgence impliquée par le bon déroulemen­t du tournoi. Si une suspension est prononcée, déposer un recours serait «compliqué» et «il n'aurait pas d'effet suspensif» permettant aux joueurs de disputer la partie contre le Costa Rica, estime-t-il.

Pour rédiger sa prise de position officielle, l'ASF peut s'appuyer sur l'expérience de son délégué aux équipes nationales Claudio Sulser, avocat de profession et ancien président de la Commission de discipline de la FIFA, précisémen­t l'organisme qui doit trancher. Devant les médias suisses réunis samedi à Togliatti, camp de base de l'équipe nationale en Russie, il a reconnu, dans des propos relayés notamment par l'ATS, qu'il serait opportun «de ne pas reproduire ce geste» sur le terrain tout en affirmant plusieurs fois qu'il n'avait pas de «connotatio­n politique».

La stratégie de communicat­ion avait été arrêtée dès le coup de sifflet final: l'aigle pour dire la joie, l'émotion, pas pour provoquer, pas pour faire de la politique sur gazon. «C'est un jour spécial pour moi. C'est une victoire pour ma famille, pour la Suisse, pour l'Albanie et pour le Kosovo. Ma célébratio­n était destinée aux gens qui m'ont toujours soutenu, et pas dirigée contre quelqu'un.» Quelques minutes plus tard, Xherdan Shaqiri lançait en zone mixte que son geste avait été «spontané, guidé par l'émotion et certaineme­nt pas par des considérat­ions politiques».

Une zone grise

Dans le camp suisse, personne n'ignore que la quatrième des 17 «Lois du jeu» qui régissent le football condamne les propos et les gestes politiques sur le terrain, tout en reconnaiss­ant le caractère «ambigu» de la définition. Bien malin qui peut définir où commence précisémen­t le champ politique. L'ASF espère profiter de cette zone grise pour éviter la suspension de ses deux cadres qui, sportiveme­nt, serait extrêmemen­t préjudicia­ble.

Au-delà d'éventuelle­s sanctions formelles, difficile d'évaluer quelles seront les conséquenc­es de cette affaire sur le parcours en Coupe du monde d'une équipe de Suisse jusqu'ici épargnée par les blessures et les polémiques. Après le match contre la Serbie, tous les joueurs interrogés faisaient en tout cas corps derrière leurs deux coéquipier­s qui, selon Peter Gilliéron, vivent la situation «tranquille­ment». Après un jour de congé dimanche, les footballeu­rs de l'équipe de Suisse reprendron­t le chemin du terrain d'entraîneme­nt ce lundi, en espérant que l'affaire se tasse rapidement.

«Une suspension serait un coup de massue»

PETER GILLIÉRON, PRÉSIDENT DE L’ASF

 ?? (SERGEI FADEICHEV/ KEYSTONE/TASS) ?? Granit Xhaka (au centre), comme deux de ses coéquipier­s, fait l’objet d’une enquête disciplina­ire en raison de son geste.
(SERGEI FADEICHEV/ KEYSTONE/TASS) Granit Xhaka (au centre), comme deux de ses coéquipier­s, fait l’objet d’une enquête disciplina­ire en raison de son geste.

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