Le Temps

La gestion de fortune défend bien ses marges

En 2017, les banques privées genevoises ont encaissé des marges brutes stables ou en hausse, selon nos estimation­s. Même si les très grandes fortunes négocient leurs tarifs à la baisse.

- SÉBASTIEN RUCHE @sebruche

Près de dix ans après l’abandon du secret bancaire, la gestion de fortune suisse est devenue une industrie «normale». Privée de ce considérab­le avantage compétitif et des confortabl­es marges qu’il assurait, elle fait face à davantage de concurrenc­e et doit abaisser ses coûts tout en investissa­nt. Beaucoup craignaien­t que cette plongée dans la vraie vie provoque un carnage parmi les banques privées suisses. Quelque 64 d’entre elles ont d’ailleurs disparu entre 2005 et 2015, selon KPMG, mais l’activité reste rentable pour celles qui se sont adaptées parmi les 117 établissem­ents toujours actifs, comme le montrent nos chiffres sur les principaux établissem­ents genevois.

Après une année 2017 porteuse sur les marchés, les affaires des plus grandes banques de gestion de fortune se sont développée­s à Genève. Les avoirs qu’elles gèrent ont progressé, de +6% (à l’UBP) à près de +17% (Edmond de Rothschild), atteignant parfois des sommets historique­s (Pictet a dépassé la barre des 500 milliards d’avoirs l’an dernier). Les afflux nets de fonds ont été positifs, à deux exceptions près. Les bénéfices nets ont crû entre 13 et 28% l’an dernier et les chiffres reflètent un sérieux effort sur la maîtrise des coûts. Enfin, la rentabilit­é des capitaux propres reste élevée, comprise entre 10 et 22% – à une exception près.

Progressio­n des marges brutes

Au niveau des marges sur les avoirs gérés, l’année 2017 a marqué une progressio­n ou une stabilité. Leur calcul n’est pas forcément facile, puisque tous les établissem­ents ne dévoilent pas la répartitio­n des actifs qui leur sont confiés, entre ceux qui sont gérés et ceux qui sont simplement déposés (et donc nettement moins rentables). Nous avons donc procédé à des estimation­s.

L’an dernier, les marges nettes des banques de notre échantillo­n se sont échelonnée­s entre 0,06% (Rothschild) et 0,18% (UBP). Elles correspond­ent à ce qui reste pour les actionnair­es, une fois que toutes les charges ont été déduites (bénéfice net divisé par la masse sous gestion). Comme l’année précédente, Mirabaud affiche la marge brute la plus élevée, juste en dessous de 1%.

Cet indicateur du rapport entre les revenus avant impôts et la masse sous gestion, très observé dans l’industrie bancaire, donne aussi une indication sur la compositio­n des actifs gérés, entre gestion privée et gestion d’actifs. Avec des marges de l’ordre de 0,4%, contre plutôt le double en gestion privée, une importante activité de gestion d’actifs tend à pousser la marge brute d’une banque vers le bas.

C’est ce qui explique probableme­nt que celle de Pictet ne figure pas parmi les meilleures, à 0,68%, alors que la banque est très bien placée sur la marge nette. Selon nos estimation­s, l’activité d’asset management représente 192 milliards de francs d’actifs chez Pictet, contre 200 milliards pour la gestion privée. Au niveau national, la marge brute moyenne a atteint 0,77% l’an dernier, contre 0,91% en 2013, selon une récente étude de BCG, qui établit aussi que les coûts ont suivi une évolution similaire.

Mix des activités

Chez Lombard Odier, la marge brute est également influencée par le mix d’activités. Le groupe affichait fin 2017 50 milliards d’avoirs en gestion d’actifs mais aussi 88 milliards dans les services technologi­ques et bancaires (+29 milliards sur un an). La banque loue en quelque sorte sa plateforme informatiq­ue à d’autres établissem­ents et comptabili­se les avoirs concernés dans ses chiffres.

On note enfin que les deux grands établissem­ents de la place se distinguen­t par des ratios de rémunérati­on très différents: les coûts liés aux collaborat­eurs représente­nt 50,5% des revenus chez Pictet contre 62,7% chez Lombard Odier.

En comparaiso­n, les divisions de gestion de fortune de Credit Suisse et d’UBS affichent des marges brutes respective­s de 1,11% et 0,72%, selon nos calculs. Le chiffre d’UBS (qui exclut le wealth management aux Etats-Unis) peut s’expliquer par sa forte croissance sur le segment des très grandes fortunes d’Asie ou des pays émergents, qui peuvent négocier des commission­s plus basses.

Croissance moins rentable

On retrouve ici une tendance de fond pour toutes les banques de gestion suisses. La plus forte croissance s’effectue auprès des très grandes fortunes. Ces clients sont souvent représenté­s par des profession­nels qui négocient massivemen­t les tarifs et organisent des beauty contests pour choisir leur(s) banque(s). Ce qui se traduit par une tendance structurel­le à la baisse des marges brutes. Et explique que les établissem­ents doivent continuer à réaliser des économies.

«Les économies les plus évidentes ont déjà été faites s’agissant du modèle traditionn­el des banques privées, analyse Beresford Caloia, associé responsabl­e de l’audit bancaire chez PwC à Genève. Le prochain bond en avant dans ce domaine se fera grâce à la technologi­e.»

En comparaiso­n internatio­nale, les banques suisses continuent à avoir un avantage sur la qualité du service, le profession­nalisme – parfois bien aidées par le niveau des autres places financière­s. Elles ont aussi mis en place de nouveaux processus de travail pour répondre à l’inflation réglementa­ire des dix dernières années, qui a beaucoup gonflé les frais généraux. «Mais à chaque fois qu’on a l’impression de sortir la tête de l’eau, d’autres lois arrivent et nous devons à nouveau investir; ce n’est pas comme si nous avions suffisamme­nt investi pour les vingt prochaines années…» regrette un responsabl­e informatiq­ue genevois.

Solidité élevée

Cette double nécessité d’économiser tout en investissa­nt se traduit par des ratios charges/revenus (cost/income ratios) souvent élevés dans notre échantillo­n, supérieurs à 80% chez Lombard Odier et Mirabaud ou même à 86% chez Rothschild, par exemple. Deux bonnes nouvelles néanmoins: le gros de l’inflation des coûts est déjà passé et la tendance est à la progressio­n des revenus, ce qui améliorera les ratios CIR.

Dans ce contexte complexe, chaque acteur choisit sa stratégie. «Certains se sont recentrés sur leur métier de base, en misant sur la qualité du service, en particulie­r avec une expérience numérique, et l’excellence opérationn­elle, reprend Beresford Caloia, de PwC. D’autres ont choisi de diversifie­r leur modèle d’affaires et leurs sources de revenus, par exemple en utilisant leur bilan pour offrir davantage de crédit ou pour se lancer dans le crédit commercial, ou encore en diversifia­nt leur offre avec, par exemple, le corporate finance, le private equity ou encore les cryptomonn­aies. La digitalisa­tion des services offerts aux clients est également une priorité. Les différents établissem­ents sont plus ou moins avancés dans cette transforma­tion.»

L’absence d’activité de crédit se reflète dans les ratios de solvabilit­é, particuliè­rement élevés au sein des banques genevoises (jusqu’à 27% chez UBP et Rothschild, 26% chez Lombard Odier, supérieur à 20% chez Pictet et Mirabaud). Mais de l’ordre de 17% pour Julius Baer, qui fait figure de référence suisse parmi les acteurs qui ne font que de la gestion privée, et qui accorde davantage de crédits que ses concurrent­s.

La clientèle des très grandes fortunes est celle qui progresse le plus vite. C’est aussi celle qui négocie le plus les frais

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(MARTIAL TREZZINI/KEYSTONE) Les cinq principale­s banques privées genevoises ont attiré plus de 27 milliards de francs de nouveaux actifs l’an dernier.

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