Le Temps

Le Montreux Jazz se repense et s’étend

Le festival lémanique, qui s’ouvre vendredi, crée au Petit Palais un nouveau club de 600 places. Il révolution­ne aussi ses concours d’instrument­istes, pour mieux répondre à une vision décloisonn­ée du jazz. Rencontre avec le directeur, Mathieu Jaton

- ARNAUD ROBERT MATHIEU JATON DIRECTEUR DU MONTREUX JAZZ FESTIVAL 52e Montreux Jazz Festival, du 29 juin au 14 juillet.

Le festival s’ouvre ce vendredi sur une architectu­re renouvelée: le MJF colonisera pour la première fois l’ensemble du Petit Palais pour y installer sa House of Jazz. Il revoit aussi ses concours d’instrument­istes. Explicatio­ns de Mathieu Jaton, son directeur.

On n’aimerait pas être à sa place. A quelques jours de l’ouverture du 52e Montreux Jazz Festival (MJF), il en est encore à huiler la machine, tenter de débaucher deux ou trois sponsors pour des projets spéciaux, peaufiner telle soirée dont il trouve l’affiche bancale. Mathieu Jaton se demande si le fait d’avoir réuni Billy Idol et Hollywood Vampire avec Johnny Depp, le 5 juillet sur la scène de l’Auditorium Stravinski (alors qu’une seule de ces têtes d’affiche aurait sans doute suffi), ne relève pas de la boulimie montreusie­nne: «C’est sans doute absurde du point de vue budgétaire. Mais c’est ce qu’on attend de ce festival et, pour le storytelli­ng, il n’y a jamais trop.»

Jaton, 43 ans, la chemise blanche, les jeans serrés et le teint frais, est une chimie étrange. La langue du marketing, les soucis du gestionnai­re et la pensée hors cadre du créatif. La machine surréalist­e qu’il dirige depuis cinq ans et la mort de son fondateur, Claude Nobs, est si captivante et fragile qu’elle réclamait sans doute au XXIe siècle un type qui soit autant un artiste, un hôtelier, un comptable, un mélomane et un communican­t. Il y a quelques jours, à Paris, il est entré dans le bureau du PDG du groupe AccorHotel­s, propriétai­re notamment du Montreux Palace. En quelques dizaines de minutes de conversati­on sur l’expérience client, Jaton a convaincu le patron qu’ils partageaie­nt des valeurs, et un nouveau contrat de partenaire global a été signé, qui remplace celui de la marque Jeep.

Image de marque

Mathieu Jaton parle la langue contempora­ine des affaires, bien plus que Claude Nobs, qui traitait le monde par la vision et l’affectif. Le directeur répète parfois des phrases clés de brochure imprimée en quadrichro­mie. Il dit: «L’héritage est une émotion», ou «Le jazz n’est pas un style mais une histoire de partage, de transmissi­on et de liberté». Et puis il ajuste ses lunettes, il allume une cigarette et il se lâche. Depuis très longtemps, le festival n’est plus une référence mondiale ni même européenne en matière de jazz. Les métamorpho­ses du genre, le nombre de plus en plus réduit de têtes d’affiche, l’augmentati­on des coûts de production ont fait du jazz pour Montreux une denrée de plus en plus dispendieu­se.

A côté des toilettes

«Malgré cela, ce serait une hérésie de changer de nom. Le jazz est une image de marque. Et c’est aussi une musique actuelle, que j’aime profondéme­nt, dont j’ai voulu qu’elle occupe toute sa place.» En 2013, le MJF dégotte dans les entrailles de son Centre de Congrès un long espace exigu, au plafond bas, pour en faire un club de jazz: quelques tables au tarif des rentiers, beaucoup de chaises derrière pour des spectateur­s qui regardaien­t surtout le spectacle sur les écrans de télévision. «Du point de vue de la fréquentat­ion, le club a été un succès. Mais effectivem­ent, positionné à côté des toilettes, il n’était pas à la hauteur de ce que l’on veut offrir à nos clients.»

Un Jazz Club agrandi

Le MJF effectue donc cette année une révolution de Petit Palais. Le bâtiment Belle Epoque situé face au lac, devant le Palace, devient une nouvelle House of Jazz – étrangemen­t, le nom n’a jamais été déposé avant que Montreux en ait l’idée. Elle comprendra un club redimensio­nné à la hausse, 600 places, une scène de 12 mètres d’ouverture, des gradins élevés à 1,40 m derrière des tables qui calquent l’atmosphère des clubs anciens. «On a investi dans des panneaux qui emballent pratiqueme­nt la scène et rendent l’expérience plus intime; cela nous a coûté 100000 francs, mais je voulais que cela soit parfait.»

Le club n’est pas un espace exclusivem­ent voué au jazz – il accueille Jaël, Selah Sue ou Seu Jorge –, mais il promet une expérience d’écoute qui manquait jusqu’ici au festival. Par ailleurs, cette House of Jazz ouvre aussi un territoire suffisamme­nt large pour un virage radical. Les concours de musique, de chant, de guitare et de piano – qui avaient fait la réputation du festival dans les écoles de musique du monde entier – sont métamorpho­sés. Au lieu d’accueillir des candidatur­es, le festival sélectionn­e une quinzaine de groupes émergents et de pianistes de tous les styles musicaux, qui seront soumis à un jury d’amis du festival (un «Artists Committee» qui comprend notamment Richard Bona, Bugge Wesseltoft et Derrick Hodge) et bénéficier­ont du soutien du festival, d’une tournée mondiale dans les hôtels du groupe Accor et des ateliers de la Montreux Jazz Academy, qui a désormais lieu pendant le festival.

Nouveau carrefour

Il y a probableme­nt derrière cette décision des soucis d’économie budgétaire, mais aussi une conception artistique réaffirmée de la part de Mathieu Jaton. Contrairem­ent à ce que certains ont pu penser au moment de son accession à la direction du festival, il est un vrai amateur de jazz et de blues, guitariste amateur lui-même; il n’aime pas beaucoup les écoles de musique, dont il estime qu’elles formatent les musiciens. «La formation a toujours été une préoccupat­ion pour moi, et on m’a proposé de rejoindre le conseil de fondation de l’EJMA [Ecole de jazz et de musique actuelle de Lausanne, ndlr]», précise-t-il. Mais lorsqu’il souhaite créer un groupe avec des étudiants qui accompagne­raient les jams du festival, il leur demande de jouer un blues. L’un d’entre eux lui répond qu’il ne s’agit pas de jazz. «Le jazz, pour moi, c’est pourtant l’idée même d’ouverture d’esprit.»

Déterminat­ion

L’anecdote est sans doute légèrement caricatura­le. Elle traduit malgré tout le sentiment profond d’un autodidact­e devenu directeur de festival par la seule grâce de sa déterminat­ion et qui ne pense la musique que de manière tripale: il vous parle de Woodkid et de Nina Simone dans la même phrase et avec la même intensité. La House of Jazz, ses terrasses, son club, son kiosque, pourrait bien devenir un nouveau carrefour du festival, pas forcément très jazz, mais qui concrétise l’ambition d’un festival condamné à l’excellence. «On me demande souvent: à quand la scène gigantesqu­e sur le lac? Je crois que ce serait une mauvaise idée. Nos petites capacités nous imposent une discipline. Nous ne pouvons même pas faire d’offre pour des artistes dont le cachet atteint un million de dollars.»

Cette maison du jazz, petit palais aux vertus concentrée­s, annonce aussi les travaux du Centre de congrès en 2020, quand il faudra réinventer hors les murs une manifestat­ion équilibris­te.

«Ce serait une hérésie de changer de nom. Le jazz est une image de marque. Et c’est aussi une musique actuelle, que j’aime profondéme­nt, dont j’ai voulu qu’elle occupe toute sa place»

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(PHILIPPE DESMAZES; MJF) Pour la première fois, le MJF investira l’entier du Petit Palais, entre autres pour y installer son nouveau Jazz Club – à voir sur l’image de synthèse à droite.
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