Le Temps

Les Saoudienne­s au volant, les ultras en embuscade

- BENJAMIN BARTHE (LE MONDE)

Le prince héritier d’Arabie maintient un équilibre fragile entre des réformes ambitieuse­s et le conservati­sme du royaume wahhabite

La Saoudienne Majdouleen al-Ateeq, décoratric­e d’intérieur de 24 ans, l’avait annoncé. Dimanche 24 juin, à 0 heure et une minute, «et pas une de plus», elle se glisserait derrière le volant de la berline grise qu’elle a achetée il y a quelques mois aux Etats-Unis et expédiée par bateau jusqu’à Riyad. Elle tournerait la clé de contact, savourerai­t pendant quelques secondes le vrombissem­ent du moteur, et ferait monter sur le siège passager sa tante Fawzia al-Bakr, une figure de la lutte pour les droits des femmes en Arabie saoudite.

Puis les deux femmes s’en iraient rouler dans les rues de Riyad, sans destinatio­n ni but précis, juste pour célébrer l’entrée en vigueur, ce même jour, du décret octroyant aux Saoudienne­s le droit de conduire une voiture. Annoncée en septembre, cette mesure emblématiq­ue du programme de réformes impulsé par le roi Salmane et son fils Mohammed, le prince héritier, casse un interdit quasiment unique au monde, qui alimentait le discrédit du royaume dans l’opinion publique internatio­nale.

«C’est un jour historique, qui changera le visage de l’Arabie saoudite à jamais», s’enthousias­me Fawzia al-Bakr, une sociologue qui a participé en 1990 au premier convoi d’automobile­s conduites par des femmes, une opération organisée pour défier le pouvoir. «Bien sûr, tous les hommes n’autorisero­nt pas leur fille ou leur épouse à prendre le volant. Mais le processus est lancé et il va bien au-delà de la capacité à aller faire des courses au supermarch­é sans requérir les services d’un chauffeur, estime-t-elle. Avec cette mesure, les femmes reprennent la conduite de leur existence. Les ultra-conservate­urs ont perdu la bataille.»

De plus en plus de place

Un constat partagé par Sultan al-Bazie, commentate­ur de l’actualité saoudienne, qui se réjouit à l’idée que ses deux filles puissent venir lui rendre visite au volant de leur voiture. «C’est un fait accompli, les femmes vont prendre de plus en plus de place dans la société», prédit-il. En tant qu’ancien président de la Société saoudienne pour la culture et les arts, il se félicite aussi que les concerts de musique et autres spectacles longtemps jugés haram («illicite») par le clergé wahhabite, le courant ultra-puritain de l’islam qui a cours en Arabie, se multiplien­t désormais dans le pays.

Un développem­ent conforme à Vision 2030, l’ambitieux plan de modernisat­ion de Mohammed ben Salmane, le numéro deux saoudien, aussi appelé «MBS». «Les

«Mohammed ben Salmane est un coureur de 100 mètres, les oulémas sont des marathonie­ns» NABIL MOULINE, HISTORIEN, SPÉCIALIST­E DE L’ARABIE SAOUDITE AU CNRS

tickets pour le moindre spectacle s’écoulent en quelques heures, poursuit Sultan al-Bazie. Les religieux qui nous mettaient des bâtons dans les roues par le passé et pouvaient interrompr­e le moindre concert à leur guise ne peuvent plus rien faire aujourd’hui.»

Une déclaratio­n un peu hâtive. Le limogeage, lundi 18 juin, d’Ahmed al-Khatib, le patron de l’Autorité générale du divertisse­ment, chargé depuis deux ans de l’organisati­on de ces spectacles, a rappelé que les ultra-conservate­urs gardent un pouvoir de nuisance. Ce fidèle de MBS a été sacrifié face au tollé suscité sur les réseaux sociaux par un spectacle de cirque russe mettant en scène, entre deux numéros «islamiquem­ent» corrects, une trapéziste en collant rose moulant. «Faut-il se résoudre au péché pour dire à l’Occident que nous sommes libérés?» s’est indigné un jeune Saoudien, sur la vidéo YouTube visionnée plus de 500000 fois qui a mené à la disgrâce d’Ahmed al-Khatib. «Dieu nous punira tous, ce genre de show présentant des femmes nues n’est rien d’autre que de la fornicatio­n», vitupérait un autre.

En avril déjà, les autorités saoudienne­s avaient dû fermer une salle de sport, en plein centre de Riyad, après une vidéo promotionn­elle montrant une femme en fuseau. Quelques semaines plus tard, les organisate­urs d’un tournoi internatio­nal de catch avaient dû s’excuser après l’émoi causé par un clip de présentati­on, diffusé dans le stade, comprenant des combattant­es en petite tenue.

Vive tension

«Mohammed ben Salmane se plaît à entretenir une image de toute-puissance, mais, dans les faits, il a été obligé de reculer sur plusieurs dossiers, observe l’historien Nabil Mouline, spécialist­e de l’Arabie saoudite au CNRS. Ce sont des signaux de basse intensité qui montrent qu’il y a une tension plus vive qu’on ne le croit entre les religieux et le pouvoir.» L’arrestatio­n, en mai, d’une dizaine de militantes féministes, présentées dans la presse comme des traîtres à la solde des ambassades occidental­es, participe de ce jeu d’équilibre entre libéraux et traditiona­listes auquel la couronne est tenue. L’emprisonne­ment de ces femmes, dont le seul tort était de parler trop fort, est censé contrebala­ncer les avancées sociétales imposées aux conservate­urs.

«Le Conseil des grands oulémas, la plus haute institutio­n religieuse saoudienne, est dans son rôle en ne s’opposant pas à MBS, explique le politologu­e Stéphane Lacroix, familier du royaume saoudien. Les religieux indépendan­ts trop gênants, comme Salmane al-Awdah et Awad al-Qarni, ont été incarcérés. Mais attention, quand le projet de MBS entrera dans le dur, avec la poursuite des mesures d’austérité économique, ce clergé officieux pourrait redresser la tête et chercher à profiter du mécontente­ment populaire.»

Nabil Mouline renchérit: «MBS est un coureur de 100 mètres, les oulémas sont des marathonie­ns, ils finiront par l’épuiser. Si l’on regarde l’histoire de l’Arabie saoudite, on se rend compte que les religieux savent faire des concession­s pour mieux préserver leur autorité.» Consciente que le chemin de la modernisat­ion de l’Arabie saoudite est encore long, Fawzia al-Bakr a décidé elle aussi d’économiser ses forces en laissant dimanche le volant à sa nièce. Elle a décidé que le premier jour où elle conduira en Arabie saoudite sera le 6 novembre. La date anniversai­re de l’opération de conduite sauvage de 1990.

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