Le Temps

La Suisse peut-elle faire front commun avec le Royaume-Uni face à l’UE?

- PHILIPPE BRAILLARD PROFESSEUR HONORAIRE DE L’UNIVERSITÉ DE GENÈVE

La recherche d’un accès transfront­alier au marché européen des services financiers est d’une importance capitale pour la place financière suisse, leader mondial de la gestion de fortune transfront­alière. C’est à un problème similaire qu’est confronté aujourd’hui le Royaume-Uni. En raison du Brexit, il va en effet perdre le «passeport» européen, qui permet à toutes les entreprise­s financière­s basées sur son territoire de vendre leurs services dans l’ensemble des pays membres de l’Union. Le Royaume-Uni et la Suisse ont ainsi d’importants intérêts communs face à l’Union européenne (UE).

Certes, les situations et les pouvoirs de négociatio­n respectifs de ces deux pays face à l’UE sont différents.

Premièreme­nt, il ne faut pas négliger la différence de taille et donc de poids. En matière financière, si la Suisse dispose d’une place importante, elle est loin d’avoir le poids de la City, première place du monde. Ainsi, le maintien de l’accès au marché britanniqu­e des services financiers est un enjeu très important pour les banques européenne­s, notamment pour les plus petites, en raison des coûts très élevés qu’imposerait à celles-ci l’établissem­ent d’une filiale à Londres.

Deuxièmeme­nt, alors que la Suisse est sous forte pression pour conclure rapidement avec l’Union un accord-cadre institutio­nnel, le Royaume-Uni a décidé de quitter le marché unique et cherche à négocier un accord de libreéchan­ge avec l’UE. Ainsi, la Suisse ne peut prendre aujourd’hui le risque de compliquer encore ses relations avec Bruxelles et de rendre plus difficile l’indispensa­ble conclusion d’un accord-cadre institutio­nnel, seule à même d’assurer la rénovation de la voie bilatérale et l’obtention d’un meilleur accès au marché européen.

Troisièmem­ent, contrairem­ent à la Suisse, le Royaume-Uni est aujourd’hui encore membre de l’Union européenne et possède à ce titre un cadre réglementa­ire en matière bancaire et financière parfaiteme­nt conforme aux exigences de l’Union. Cet état de fait ne pourra que faciliter grandement la négociatio­n avec l’UE d’un accord permettant, après le Brexit, un accès mutuel aux marchés des services financiers.

Quatrièmem­ent, la Suisse et le Royaume-Uni sont et demeureron­t à bien des égards des concurrent­s dans le domaine des services financiers.

Ces différence­s de situation ne devraient cependant pas conduire la Suisse et le Royaume-Uni à négliger les possibilit­és de coopératio­n qui s’offrent à eux en vue de leurs négociatio­ns respective­s avec l’UE.

Dans la mesure où le Royaume-Uni doit redéfinir l’ensemble de ses relations avec l’UE, il est évident qu’il a tout intérêt à prendre en compte l’expérience suisse, riche de quelque 120 accords bilatéraux conclus avec l’Union. C’est ainsi que les milieux politiques britanniqu­es ont, depuis le vote intervenu en faveur du Brexit, consulté des experts et d’anciens responsabl­es politiques helvétique­s afin d’avoir une vision plus précise des expérience­s faites par la Suisse dans ses négociatio­ns bilatérale­s avec l’UE et dans l’applicatio­n des accords conclus avec cette dernière.

La convergenc­e d’intérêts entre la Suisse et le Royaume-Uni va toutefois au-delà d’un simple partage d’expérience­s. En effet, chacun des deux Etats a intérêt à tenir compte de l’évolution des négociatio­ns en cours entre son partenaire et l’UE. La situation s’est nettement détendue depuis que les négociateu­rs européens et britanniqu­es sont parvenus, en mars dernier, à une ébauche d’accord quant à la sortie du RoyaumeUni de l’UE. Néanmoins, tout est encore incertain quant à la forme d’accès au marché européen des services financiers que pourrait obtenir la City. Alors que la Commission européenne plaide pour le régime des équivalenc­es, les milieux politiques et financiers britanniqu­es sont avec raison très sceptiques quant à une telle solution. En effet, l’attributio­n d’un régime des équivalenc­es relèverait d’une décision discrétion­naire, révocable et politique de l’Union européenne.

C’est pourquoi les lobbies de la City, en particulie­r l’IRSG (Internatio­nal Regulatory Strategy Group), prônent une solution intermédia­ire entre le passeport et le régime des équivalenc­es, à savoir l’adoption, dans le cadre d’un accord de libre-échange sur mesure, d’une reconnaiss­ance réglementa­ire mutuelle entre l’UE et le RoyaumeUni. Une telle solution, qui assurerait un accès transfront­alier au marché européen des services financiers, exigerait naturellem­ent une étroite coopératio­n entre les régulateur­s.

Ainsi, la Suisse aurait la possibilit­é d’utiliser comme levier, dans ses négociatio­ns avec l’UE, les conditions qui pourraient être accordées par celle-ci au Royaume-Uni pour régler l’accès transfront­alier au marché européen des services financiers. La clause de la nation la plus favorisée (NPF) pourrait être ici invoquée, en s’appuyant sur les accords de l’OMC. Ces derniers stipulent que toutes les conditions les plus favorables offertes par un membre de l’OMC à un autre membre de l’organisati­on doivent être offertes à tous les autres membres. Il existe certes des exceptions à cette règle NPF, mais il n’en reste pas moins que ce dossier devra faire l’objet d’une grande attention par chacun des deux partenaire­s.

Le Royaume-Uni a tout intérêt à prendre en compte l’expérience suisse

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