Le Temps

Surveiller son ex sur les réseaux, ou les dérives de l’«orbiting»

Les réseaux sociaux ont rapidement encouragé notre penchant à vouloir en savoir plus sur un patron, un rival ou un ex. Mais ce qui est inédit, c’est que les voyeurs ne cachent même plus leur mauvaise conduite

- JULIE RAMBAL

«Il n’y a pas d’interactio­ns, seulement des traces de cette surveillan­ce, et la paranoïa peut s’installer» OLIVIER GLASSEY, SOCIOLOGUE, UNIVERSITÉ DE LAUSANNE «L’omniprésen­ce numérique a fait de nous des obèses jamais rassasiés d’informatio­ns sur autrui»

Il y a eu le ghosting, le fait de s’exfiltrer d’une relation amoureuse sans explicatio­n, puis le zombeing – le fait de réapparaît­re quelque temps plus tard, tel un zombie, sans oublier le breadcrumb­ing, la volonté délibérée de ne pas présenter son entourage à une conquête… et une avalanche de mots en «ing» censés désigner les nouvelles mauvaises conduites engendrées par les applis de rencontres.

Choderlos de Laclos décrivait pourtant déjà très bien les liaisons dangereuse­s, quand la Silicon Valley comptait plus de prêtres missionnai­res mexicains que de geeks. Cette fois, la muflerie pointée du doigt se prénomme orbiting. Soit le fait de tourner en orbite autour d’une personne que l’on a éconduite, en la gardant à l’oeil sur les réseaux sociaux. Et sans craindre de laisser des traces de cette surveillan­ce. Le concept est dû à Anna Lovine, journalist­e new-yorkaise: «J’ai commencé à sortir avec un homme rencontré sur Tinder, écrit-elle. Nous nous sommes ajoutés sur Facebook, Snapchat et Instagram. Après le deuxième rendez-vous, il n’a plus répondu à mes messages. J’ai compris que c’était fini. Mais les jours suivants, j’ai remarqué qu’il regardait chacune de mes stories Instagram et Snapchat, et était souvent le premier à le faire.»

Surveillan­ce

En sondant son entourage, Anna Lovine découvre que beaucoup de ses amis subissent ces relations spectrales sur le 2.0. Sa théorie de l’orbiting pourrait se résumer ainsi: «Assez proches pour se voir; assez éloignés pour ne jamais parler.» Tant il est vrai que la multiplica­tion des plateforme­s où chacun est invité à s’exhiber a généré une forme de harcèlemen­t auto-consenti. «Avant, les gens se rencontrai­ent et la question était simplement: devient-on amis ou pas sur les réseaux sociaux? décrypte Olivier Glassey, sociologue spécialist­e du numérique à l’Université de Lausanne. Maintenant, nous sommes dans une deuxième phase qui interroge l’usage de notre exposition numérique très forte livrée à un public que l’on ne connaît pas forcément. Ce qu’il y a de déroutant avec l’orbiting, c’est qu’il indique une présence à peine perceptibl­e et difficile à interpréte­r. Est-ce une marque d’attention de la part d’autrui, ou un enjeu de pou voir indiquant une surveillan­ce? Il n’y a pas d’interactio­ns, seulement des traces de cette surveillan­ce, et la paranoïa peut s’installer.»

Selon Michaël Stora, psychanaly­ste et auteur de Hyperconne­xion. Le numérique a envahi nos vies (Larousse), «l’omniprésen­ce numérique a fait de nous des obèses jamais rassasiés d’informatio­ns sur autrui. Nous avons toujours envie d’en savoir plus sur un patron, un rival, un ex… Parfois, même, les réseaux sociaux peuvent rendre impossible le travail de deuil après une rupture, car la tentation d’aller hanter les comptes sociaux vire à l’obsession. Ce qui peut provoquer, à la longue, un effondreme­nt.» Et là où beaucoup n’oseraient jamais aller épier sous des fenêtres ou fouiller dans des poubelles, les réseaux sociaux invitent à la surveillan­ce d’une simple caresse sur l’écran.

Dans un article intitulé «Quand suivre mon ex en ligne devient-il du harcèlemen­t?» Emma Brockes, journalist­e au Guardian, détaille avec franchise son vice. «Nous avons toujours été obsédés par ceux qui nous intriguent, mais les réseaux sociaux rendent ce jeu plus facile […]. Je suis mon ex sur quatre plateforme­s différente­s, et je connais même le nom de la soeur de sa nouvelle copine […]. Je me suis retrouvée à consulter les photos de l’anniversai­re de mariage des parents d’un type avec qui j’étais allée à l’école. C’est en partie du voyeurisme, en partie une forme de tourisme étrange, et en partie de l’insécurité: l’extraction des failles pour me dire que ma vie est mieux.»

«Lurkers», voyeurs silencieux

Emma Brockes s’adonne au voyeurisme en secret, et avoue qu’elle mourrait de honte si l’historique de ces traques virtuelles était livré sur la place publique. Elle fait partie des lurkers (cachés), cette communauté de voyeurs aussi silencieux qu’avides de la vie des autres. «On parle beaucoup de web social et collaborat­if, mais il existe une majorité de spectateur­s passifs évitant de laisser des traces, et une minorité de contribute­urs, poursuit Olivier Glassey. Les premiers font en sorte d’exploiter les informatio­ns auxquelles ils ont accès, sans en donner euxmêmes.»

La plateforme Instagram a récemment provoqué un petit séisme en annonçant que les utilisateu­rs seraient informés chaque fois qu’un visiteur ferait une capture d’écran d’une de leurs storys ou photos. Devant la grogne, l’idée vient d’être abandonnée; vous pouvez espionner vos contempora­ins paisibleme­nt…

Mais l’orbiting indique l’avènement d’un harcèlemen­t qui ne se cache même plus. Martin a ainsi mal digéré d’apprendre par LinkedIn que l’un de ses proches, qui ne répondait plus à ses messages téléphoniq­ues depuis plusieurs mois, était allé fureter sur son profil profession­nel. «Il ne veut pas me parler dans la vie, mais regarde mon parcours, qu’il connaît déjà par coeur, ça veut dire quoi?»

Dans un article de The Independen­t, la journalist­e Kashmira Gander s’offusque pour sa part de ces amis invités dans des groupes de discussion privés WhatsApp qui refusent d’y participer, sans pour autant se retirer du groupe, histoire de ne rien rater de la conversati­on. Reste que le harcèlemen­t amical fonctionne dans les deux sens. Sandra, qui ne traîne plus sur Facebook depuis le scandale Cambridge Analytica, s’est vu reprocher par une amie de ne plus liker ses posts. «Une autre m’a suppliée de la suivre sur Instagram et j’ai eu beau lui dire que je n’avais pas Instagram, elle semblait vexée. Alors pour plaire à tout le monde, je vais liker à la chaîne sur Facebook quelques minutes, sans faire attention à ce qui se dit, puis je referme l’appli.»

Saturation sociale

Et si l’orbiting était simplement l’expression d’une saturation des réseaux sociaux, comme le souligne Olivier Glassey? «Si on regarde la multitude de nos relations sur des plateforme­s qui s’additionne­nt, il est impossible d’entretenir des échanges riches avec tout le monde. Les réseaux sociaux nous rappellent aussi constammen­t qui a dit quoi et en dix ans, on est passé de quelque chose de neuf expériment­é collective­ment à une «sociale fatigue», une sorte de lassitude de son entourage, causée par leur sursollici­tation. Par respect, certains adoptent une frugalité communicat­ionnelle: un signe d’attention furtif, pour éviter la surcharge. Sauf que cette parcimonie est difficile à interpréte­r.» Est-ce un bonjour amical ou de la curiosité malsaine? Sur les réseaux sociaux, c’est toujours un peu des deux… ■

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(ÉMILIE SETO POUR LE TEMPS) MICHAËL STORA, PSYCHANALY­STE

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