Le Temps

L’aigle et les ailes de la polémique

COUPE DU MONDE Beaucoup ont fait le procès en «suissitude» des buteurs Xherdan Shaqiri et Granit Xhaka, mettant en doute leur identité suisse après le geste litigieux. En Suisse romande, c’est beaucoup moins le cas, même au sein de l’UDC. Réactions

- LAURE LUGON ZUGRAVU @LaureLugon

COUPE DU MONDE La FIFA a tranché. Xhaka, Shaqiri et Lichtstein­er, qui ont mimé l’aigle albanais vendredi lors de la victoire face à la Serbie, ne seront pas suspendus. Reste la polémique autour d’un geste qui a débouché sur un procès en «suissitude»

Il y avait L’aigle noir de Barbara, c'est un aigle moins romantique qui est venu gâcher la fête. L'aigle bicéphale des Albanais sur la victoire 2-1 de la Nati contre la Serbie, vendredi, et qui a amené les fantômes d'un conflit balkanique sur le gazon de Kaliningra­d.

Etait-ce un message politique assumé, prémédité, belliqueux? Non, a tranché la FIFA. Reste la polémique qui a été lancée par l'UDC alémanique en les personnes de Natalie Rickli et de Roger Köppel. Ils se sont emparés du symbole avec empresseme­nt pour intenter à Granit Xhaka et à Xherdan Shaqiri un procès en «suissitude». Aussitôt, les réseaux sociaux se sont enflammés, caisse de résonance d'un débat émotionnel. Les échanges d'amabilités entre Serbes et Albanais ont jailli, de manière extravagan­te parfois. Comme l'agence de presse albanaise réclamant la mobilisati­on contre «le racisme de la FIFA», prétendume­nt corrompue par Vladimir Poutine. Foot et nationalis­me, on tient les ingrédient­s d'un parfait cocktail explosif.

«Pas de soustracti­on, mais une addition d’identités»

Sur cette fantaisie malheureus­e du mime ailé, peut-on déduire que nos deux buteurs sont mal intégrés? C'est la question posée à Céline Maye, déléguée aux étrangers du canton de Neuchâtel. Si elle déplore ce geste, «car les joueurs ont une responsabi­lité vis-à-vis des jeunes qui les suivent et qui peuvent interpréte­r certains gestes comme une provocatio­n», elle répond par la négative: «Il n'y a pas de soustracti­on d'identités, mais une addition. Personne ne peut nier que ces joueurs ne sont pas fiers de jouer pour la Suisse. Ils doivent d'ailleurs bien vivre cette double identité, sinon ils ne pourraient pas tout donner dans un match contre l'Albanie.»

L'historien et PLR Olivier Meuwly n'a pas été choqué par l'aigle provocateu­r, contrairem­ent à l'image du joueur allemand Mesut Özil posant complaisam­ment avec le président turc, Recep Tayyip Erdogan. Il confesse, de par sa position de membre du conseil de l'Institut suisse d'études albanaises à Lausanne, avoir évolué au contact de ces Balkanique­s: «Ils ont un attachemen­t à la Suisse parallèle à leur appartenan­ce d'origine. Peut-être davantage que les Italiens ou les Portugais, par exemple, dont l'histoire collective récente n'est pas aussi tragique. Ce n'est pas facile de vivre une ubiquité mentale et sentimenta­le, et je ne crois pas au patriotism­e constituti­onnel.»

«L’intégratio­n est une reconnaiss­ance mutuelle»

La conseillèr­e nationale socialiste vaudoise Ada Marra, si elle se dit heurtée par tout geste nationalis­te, va dans le même sens: «Ce qui nous rattache au pays de provenance, c'est la famille, les affects, l'histoire tragique dans ce cas. Il ne faut pas oublier que l'intégratio­n est une reconnaiss­ance mutuelle. Dire que Shakiri et Xhaka ne se sentent pas Suisses, c'est problémati­que.» D'autant plus qu'il n'est pas nécessaire d'avoir un passé migratoire pour avoir plusieurs identités, rappellet-elle. La Suisse, nation plurielle, devrait le savoir mieux qu'un autre pays: ainsi, on ne peut prétendre que Romands et Alémanique­s sont de parfaits clones culturels; il en va de même entre ressortiss­ants d'un même ensemble linguistiq­ue séparés par ces subtiles mais tenaces frontières cantonales. Et pourtant: «Les enquêtes montrent que certains Suisses se sentent mal à l'aise vis-à-vis de la diversité, même si nous sommes par essence une mosaïque de langues et de cantons, rappelle Céline Maye. Cela alors qu'en Suisse, globalemen­t, on vit bien ensemble.»

Engagement et loyauté

Dans cette affaire, la frontière des sensibilit­és se vérifie au sein même de l'UDC. Il suffit, pour s'en convaincre, d'écouter Kevin Grangier, président de l'UDC Chablais, jusqu'ici resté en retrait de la polémique: «Pour moi, la dimension patriotiqu­e de leur action ne réside pas dans l'aigle, mais dans le résultat de cet immense match. Leur engagement prouve à lui seul leur loyauté à la Suisse. J'ai aussi une certaine admiration pour ces joueurs qui ont choisi ce pays, une décision irrévocabl­e. On ne leur demande pas autant dans la vie civile ou politique.» Fier de cette équipe, Kevin Grangier, et que des pontes de sa famille politique lui cherchent des noises, il ne trouve pas opportun: «S'ils avaient fait un doigt d'honneur, ou le mime d'un assassinat, je comprendra­is. Mais dix secondes d'un aigle patriotiqu­e, alors qu'ils étaient électrisés par l'enjeu, c'est leur faire un mauvais procès.» Conseiller national et président de l'UDC Vaud, Jacques Nicolet préfère aussi ignorer l'agressivit­é de la main devant la grâce du pied: «On doit se souvenir de nonante minutes formidable­s et pas de vingt secondes moins gratifiant­es. Et ne pas oublier que les supporters serbes, en face, étaient très durs.»

Les journalist­es présents en Russie l'ont d'ailleurs rapporté: les supporters du camp adverse ont mis l'équipe suisse à rude épreuve, avant et pendant le match. Au point, peutêtre, de laisser s'envoler sur deux ballons flamboyant­s un message litigieux. Pour Slobodan Despot, éditeur et écrivain suisse d'origine serbe, ce n'est pas une raison suffisante: «Il est fréquent que les joueurs se fassent siffler, pour mille raisons. Ce n'est pas un motif pour faire de la propagande politique,

«Des milliers de Suisses d’origine serbe se sont sentis inutilemen­t offensés alors qu’ils auraient pu être fiers de la victoire de la Suisse et de ses buteurs» GUY METTAN, DÉPUTÉ PDC AU GRAND CONSEIL GENEVOIS

même quand on a une double identité. Ils démontrent ainsi que leur loyauté ne va pas vers la Suisse. Aujourd'hui, le nationalis­me agressif est du côté albanais.» Pour Guy Mettan, député PDC au Grand Conseil genevois et défenseur de la Russie et de la Serbie, ce geste n'est pas une manifestat­ion spontanée d'euphorie: «De plus, si on veut incarner et respecter le modèle pluricultu­rel suisse, il faut éviter d'offenser les autres minorités nationales: des milliers de Suisses d'origine serbe se sont sentis inutilemen­t offensés alors qu'ils auraient pu être fiers de la victoire de la Suisse et de ses buteurs.»

Restera, pour la majorité des Helvètes, un match quasi mythique. Mais aussi l'aisance de certains à remettre en cause l'identité nationale, l'aigle noir ne figurant pas dans ses quartiers de noblesse. ▅

 ?? (LAURENT GILLIÉRON/ KEYSTONE) ?? Les joueurs de l’équipe de Suisse à l’entraîneme­nt au stade de Togliatti. Au premier plan, Xherdan Shaqiri.
(LAURENT GILLIÉRON/ KEYSTONE) Les joueurs de l’équipe de Suisse à l’entraîneme­nt au stade de Togliatti. Au premier plan, Xherdan Shaqiri.

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