Le Temps

La longue histoire d’un symbole de la résistance albanaise

- JEAN-ARNAULT DÉRENS ET LAURENT GESLIN @Jaderens @LoGeslin

Le geste des deux joueurs suisses mimant l’aigle albanais après leurs buts contre la Serbie ne peut que réveiller les passions nationalis­tes

Deux mains dont les pouces se croisent pour esquisser la silhouette d'un aigle. Bien avant la célébratio­n des joueurs suisses Granit Xhaka et Xherdan Shaqiri après leurs buts contre la Serbie vendredi soir, le geste a été répété des milliers de fois par les Albanais du Kosovo, à l'époque yougoslave, quand il était interdit de brandir le drapeau de l'Albanie voisine, la bannière rouge frappée d'un aigle noir bicéphale.

«Toutes les mains du stade se levaient…»

Ce drapeau a été choisi le 28 novembre 1912, quand des représenta­nts de toutes les régions albanaises des Balkans – y compris du Kosovo – ont proclamé la République d'Albanie, à l'issue de la première guerre balkanique, alors que l'Empire ottoman abandonnai­t ses ultimes possession­s européenne­s. Cet Etat fut reconnu internatio­nalement un an plus tard, mais dans des frontières exiguës, excluant les communauté­s albanaises de Grèce et surtout celles du Kosovo ou de Macédoine, régions alors octroyées au Royaume de Serbie.

«Quand Pristina recevait des clubs serbes, dans les années 1970, toutes les mains du stade se levaient pour dessiner des aigles, tandis que les tribunes scandaient «E-HO, E-HO», se rappelle Blerim, passionné de foot depuis soixante ans. «E-HO», c'étaient les initiales du dictateur stalinien d'Albanie, Enver Hoxha. Les Albanais du Kosovo, dont le mouvement s'est développé dans les années 1990, ont bien vite oublié cette référence au «guide bienaimé du peuple», défenseur d'une stricte orthodoxie marxiste-léniniste, mais ils ont continué à dessiner des aigles avec leurs mains, durant les manifestat­ions, les matchs de foot, les concerts ou les mariages.

L'aigle bicéphale figurait sur le blason de Gjergj Kastrioti Skenderbeu (14051468), le seigneur albanais qui tint tête durant vingt-trois ans aux armées ottomanes. Qualifié «d'athlète du Christ» par le pape Pie II, Skenderbeu est resté le héros national majeur, dont les portraits sont omniprésen­ts dans tout le monde albanais. En 2001, deux ans après la fin de la guerre du Kosovo, son immense statue, réplique de celle qui trône sur la place centrale de Tirana, fut installée au centre de Pristina.

Même si le Kosovo a proclamé son indépendan­ce le 17 février 2008, les Albanais brandissen­t toujours les deux drapeaux, la bannière «nationale» rouge et noir, et le drapeau «de l'Etat», c'est-à-dire celui du Kosovo, bleu aux étoiles jaunes et chaque 28 novembre est fêté dans le monde albanais comme le «jour du drapeau». «Cela ne signifie pas forcément que nous voulons tout de suite l'unificatio­n, mais que nous sommes tous Albanais. Le drapeau rouge et noir est celui de notre nation, et beaucoup de gens ont connu la prison pour l'avoir brandi», explique Briseida, une enseignant­e de Pristina.

Un drone albanais au-dessus de Belgrade

Le 14 octobre 2014, le match Albanie-Serbie de qualificat­ion pour le Championna­t d'Europe 2016, a été brusquemen­t interrompu, quand un drone est apparu au-dessus du stade de Belgrade, portant une bannière rouge et noir, frappée de l'aigle et du portrait d'Ismail Qemali (1844-1919), homme clé de la proclamati­on de la première Albanie, en 1912, et du mot «autochtono­us».

Cette mention signifie, pour les nationalis­tes albanais, que leur peuple serait «autochtone» dans les Balkans, tandis que les Slaves, dont les Serbes, ne sont que des «tard-venus», arrivés dans la région aux VIe et VIIe siècles. Cette version de l'histoire passe bien sûr très mal à Belgrade, et les supporters serbes ont aussitôt envahi la pelouse, agressant même les joueurs albanais.

La Serbie a émis un mandat d'arrêt internatio­nal contre Ismail Morina, qui avait réussi à piloter ce drone et à prendre la fuite. Ressortiss­ant d'Albanie, installé en Italie, l'homme a expliqué avoir imaginé cette action après avoir été choqué par les heurts provoqués par les supporters serbes lors du match Italie-Serbie de 2010, à Gênes. Il a été arrêté l'an dernier en Croatie, mais le gouverneme­nt de ce pays a refusé en avril dernier de l'extrader vers la Serbie. Dans ce contexte chargé, le geste des deux joueurs suisses, Granit Xhaka et Xherdan Shaqiri, ne pouvait que réveiller les passions nationalis­tes. Il est déjà devenu un nouveau prétexte à litige entre la Serbie et le Kosovo. ▅

«Beaucoup de gens ont connu la prison pour avoir brandi le drapeau rouge et noir»

UNE ENSEIGNANT­E ALBANAISE

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