Le Temps

«Le crime financier va plus vite que la loi»

Dans un ouvrage retraçant les grandes affaires financière­s ayant marqué le canton italophone ces dernières décennies, un journalist­e de la RSI jette un regard sévère sur le secteur bancaire

- PROPOS RECUEILLIS PAR ANDRÉE-MARIE DUSSAULT, LUGANO

L’affaire de la filiale de Chiasso, qui a mis en péril tout le Credit Suisse, la débâcle de la Weisscredi­t, la chute des banques Interchang­e et Vallugano, toutes deux saignées par leurs propriétai­res. Avec un ouvrage qui vient de paraître, le journalist­e Francesco Lepori, chef de la rubrique juridique de la Radio Télévision de la Suisse italienne (RSI), nous replonge dans une trentaine de crimes financiers, parmi les plus importants, ayant marqué le Tessin ces dernières décennies. Son livre rappelle l’essor sans précédent de la place financière tessinoise, qui a transformé le canton à partir de la fin des années 1960. Retraçant les malversati­ons les plus notoires, commises notamment pour le recyclage des narcodolla­rs sous l’oeil imperturba­ble des banquiers des années 1980, il critique durement les banques.

Les délits financiers sont-ils le point faible de la justice tessinoise? Oui, en effet. Mais leur répression est devenue toutefois une priorité. Le nouveau procureur général, Andrea Pagani, vient d’annoncer l’augmentati­on du nombre de procureurs chargés de traiter les crimes financiers. Dans le secteur bancaire, ces délits sont le plus souvent la soustracti­on de fonds à un client, des opérations non autorisées et l’obtention de crédit à l’aide de faux documents.

Les banques ont-elles beaucoup fait, contrainte­s par les circonstan­ces, pour réduire les risques? Elles ont introduit davantage de contrôles internes, à travers des mesures ponctuelle­s, comme la séparation des fonctions (contrôleur­s et contrôlés ne sont plus les mêmes). Elles ont diminué l’autonomie des filiales par rapport à la maison mère, elles ont imposé les vacances obligatoir­es (les malversati­ons requièrent une présence constante et plusieurs cas ont été mis au jour lorsqu’un employé impliqué a dû s’absenter). L’abolition du secret bancaire a aussi permis de réduire le terrain propice aux malversati­ons. Le Tessin a du reste été chef de file en termes de progrès législatif­s: il est à l’origine de la Convention sur l’obligation de diligence des banques. C’est un tigre de papier, certes, mais une mesure historique symbolique­ment parlant. La reconnaiss­ance du délit de recyclage, en 1990, a fait suite au démantèlem­ent d’un réseau de blanchimen­t de narcodolla­rs au Tessin. A l’origine de la première condamnati­on pour organisati­on criminelle, en 2003, on trouve un avocat de Lugano.

Malgré ces progrès, les délits économique­s persistent. Pourquoi? La justice et les autorités bancaires agissent trop lentement et trop tard. Alors que des réponses urgentes sont nécessaire­s. La criminalit­é évolue aussi, plus rapidement même que les mesures de sécurité. Par exemple, la technologi­e informatiq­ue a entraîné des progrès notoires, mais elle engendre de nouvelles menaces. Ainsi, les cryptomonn­aies, qui ne sont pas régulées par une autorité et garantisse­nt l’anonymat, sont idéales pour le recyclage d’argent sale, comme le soulignent la Finma et Europol. Enfin, la volonté de s’enrichir ou simplement la peur d’admettre une erreur face à un client ou à un supérieur peuvent mener au délit financier. Il y aura toujours des employés déloyaux.

Est-ce du fait de sa frontière avec l’Italie que le Tessin a été le théâtre d’autant de crimes financiers majeurs? En partie, oui. Jusqu’aux années 1970, le canton était dominé par l’agricultur­e. Puis, l’afflux d’argent venant du «miracle italien» a transformé notre économie. La place financière tessinoise n’avait cependant ni l’expérience ni la formation pour gérer cette manne et elle a produit une série de krachs bancaires spectacula­ires. Par exemple, la déconfitur­e de sa filiale de Chiasso a fait risquer la faillite au Credit Suisse. Les amnisties fiscales appliquées en Italie dès les années 2000 ont fait émerger plusieurs cas de malversati­ons. Le Tessin a aussi permis à la mafia italienne de recycler son argent sale.

Vous écrivez que nous n’associons que trop rarement criminalit­é économique et souffrance… Oui, car certaines affaires ont détruit des centaines de familles, qui avaient déposé dans les banques suisses leurs économies de toute une vie. Autrefois, pour une faillite de plusieurs millions de francs, les responsabl­es s’en sortaient avec une peine ridicule. La situation a évolué, mais la perception commune sous-estime encore la douleur des victimes. Mon objectif, avec ce livre, est de sensibilis­er aux conséquenc­es dévastatri­ces des crimes financiers et d’aider à tirer des leçons du passé.

FRANCESCO LEPORI

CHEF DE LA RUBRIQUE JURIDIQUE DE LA RSI

«Autrefois, pour une faillite de plusieurs millions de francs, les responsabl­es s’en sortaient avec une peine ridicule»

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