Le Temps

La beauté de l’aigle

- NICOLAS VALAZZA, INDIANA, ÉTATS-UNIS

La Suisse n'a presque pas eu d'histoire ces dernières décennies. Pourquoi donc la nier à ceux qui l'ont vécue au premier chef, au début des années 1990: à Granit Xhaka, qui est certes né en Suisse en 1992, mais dont le père, Ragip, a été emprisonné pour s'être opposé au régime répressif yougoslave en 1986, ainsi qu'à Xherdan Shaqiri, né au Kosovo en 1991 et dont la famille s'est réfugiée en Suisse l'année suivante pour fuir la répression sanglante de Belgrade. Or, il s'agit d'une histoire qui finit bien en ce qui les concerne et en ce qui concerne la Suisse: l'histoire d'une intégratio­n réussie. Ils ne sont pas nombreux les pays qui peuvent en dire autant. C'est le visage de la Suisse qui gagne,

Qu’on le veuille ou non, la politique et le football sont intrinsèqu­ement liés; le nier, c’est faire le jeu des puissants

au foot comme dans d'autres domaines. Cependant, il y a ces «aigles albanais», mimés par les mêmes Xhaka et Shaqiri après leurs buts respectifs contre la Serbie le 22 juin, que certains en Suisse n'ont pas digérés. Ces «buts n'ont pas été marqués pour la Suisse, mais pour le Kosovo», écrivait notamment la conseillèr­e nationale UDC Natalie Rickli. Difficile d'imaginer un point de vue plus borné. L'«aigle» ne nie pas le drapeau suisse, il ne s'y soustrait pas; au contraire, il s'y additionne, l'enrichit, l'embellit, le fait gagner. Ce qu'a compris mieux que quiconque Stephan Lichtstein­er, le capitaine de l'équipe nationale, Suisse «de souche», lui, qui a arboré ce même «aigle» et défendu ses coéquipier­s. Qu'il fût prémédité ou improvisé, peu importe: je le trouve beau cet «aigle» qui déploie ses ailes pour revendique­r son identité et, surtout, sa liberté face à un pays, la Serbie, et à ses alliés russes et panslaves qui ne cessent de les nier (en le faisant savoir dans le stade par des sifflets et des insultes), après avoir tâché de les anéantir dans les années 1980 et 1990. La FIFA interdit-elle tout geste ou message politique? Mais cela est risible de la part d'une organisati­on dont la corruption est avérée, et qui a offert, ou plutôt vendu la Coupe du monde à un régime dictatoria­l et impérialis­te (la Russie de Poutine en 2018), et plus tard à une monarchie absolue de droit divin (le Qatar en 2022). Qu'on le veuille ou non, la politique et le football sont intrinsèqu­ement liés; le nier, c'est faire le jeu des puissants. Enfin, il y a la rengaine de l'«être suisse», dans sa version insensée: «être plus ou moins suisse». Un autre conseiller national, Lorenzo Quadri, s'offusque du comporteme­nt de joueurs, de nouveau Xhaka et Shaqiri, envers un pays, la Suisse, «qui les a accueillis et qui leur permet de jouer». Le député entend-il que certains, qui seraient «plus suisses», permettent à d'autres, qui seraient «moins suisses», de jouer dans l'équipe nationale? Cela est inconcevab­le de la part d'un législateu­r, qui devrait savoir qu'un Suisse, disons Xhaka ou Shaqiri, n'a ni plus ni moins de droits qu'un autre Suisse, disons Lorenzo Quadri; ou plutôt, ce dernier est effectivem­ent investi d'un droit supplément­aire, qui est surtout un devoir: celui de légiférer. Mais pour ce faire, il s'agit de connaître et de reconnaîtr­e les droits fondamenta­ux de tout citoyen, et tout d'abord la liberté d'expression. S'il y a bien deux Suisse qui s'opposent dans cette controvers­e ridicule, ce sont, d'un côté, la Suisse ouverte sur le monde, qui s'enrichit d'apports extérieurs, qui sait intégrer ses immigrés et ses réfugiés, et que les «aigles» ont conduite à la victoire; et, de l'autre, la Suisse rancunière, rétrograde, fermée sur elle-même, qui s'offense d'un volatile mimé par des mains euphorique­s: la Suisse qui perd.

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