Le Temps

Les Serbes ont mal à leur paradis suisse

- DAVID LAUFER GALERISTE ET ENTREPRENE­UR SUISSE ÉTABLI À BELGRADE

Attablé dans un immense restaurant du centre de Belgrade vendredi soir, j'ai suivi le match Suisse-Serbie avec quelques centaines de spectateur­s. Les gesticulat­ions grand-albanaises de Xhaka puis de Shaqiri n'ont pas suscité l'ombre d'une éruption scandalisé­e. Juste un soupir de déception. Le plus grand éclat de voix a été provoqué par l'arbitre, lorsqu'il a refusé d'accorder aux Serbes un penalty pourtant évident. Durant la seconde mi-temps, les spectateur­s montraient surtout des signes d'exaspérati­on envers leur équipe, incapable de se reprendre après une première mi-temps pourtant prometteus­e.

Une fois le match terminé et la défaite consommée, la soirée a repris. C'était un vendredi et les gens se sont mis à danser et à s'amuser. Le lendemain, la presse et les commentair­es de bistrot faisaient la part belle à l'arbitre. Comme il est Allemand, la méfiance était palpable. L'Allemagne en effet n'a pas laissé les meilleurs souvenirs dans cette région, à laquelle elle a réservé un traitement digne d'Attila au cours des deux guerres mondiales.

Ce n'est que dans la soirée du lendemain que l'attitude des joueurs de la Nati a commencé à susciter des interrogat­ions. La presse dominicale en faisait ses choux gras et les politiques, ici comme en Suisse, se lançaient dans leur habituel concours de démagogie. Mais au-delà de ces phénomènes attendus, la stupeur a saisi la société serbe. Que les Kosovars puissent leur en vouloir n'est pas exactement une nouveauté, et c'est évidemment réciproque. En revanche, ce qui provoque des commentair­es nourris sur la toile et dans les cafés, c'est l'attitude des Suisses.

Pour comprendre cela, il faut savoir que la Suisse, dans l'imaginaire serbe, c'est le paradis. Tout ce qui est suisse, qui vient de Suisse, qui porte un drapeau suisse est immédiatem­ent magnifique et indiscutab­le. J'ai récemment vendu ma voiture à un Belgradois qui a même refusé de l'essayer: «Tu es Suisse, ça me suffit», m'a-t-il affirmé la main sur le coeur.

La Suisse est tout ce que la Serbie rêve de devenir, c'est son Canaan, son Eldorado. Beaucoup de commentair­es distillaie­nt samedi matin ce complexe sur le mode: nous sommes nuls, nous méritions d'être battus, ne cherchons pas d'excuses, la Suisse sera toujours meilleure que nous, ne rêvons pas, etc.

Ainsi ce qui a stupéfié les Serbes, c'est de constater que les Suisses ne semblent pas avoir pris conscience de l'insulte que, du point de vue serbe, les deux joueurs victorieux leur adressaien­t. Qu'à ce moment crucial, sous les caméras du monde entier, un joueur qui a l'honneur insigne d'arborer les couleurs helvétique­s sorte soudain un autre drapeau a résonné ici comme un déshonneur et un outrage pour la Suisse, considéran­t ce que je viens d'expliquer.

Les Serbes ont mal à leur paradis. D'autant plus mal que les habitants dudit paradis semblaient s'en régaler. Voilà tel journalist­e du service public qui se met à faire l'aigle bicéphale, tel député qui vante une «intégratio­n réussie» devant une réalité qui, au mieux, devrait poser quelques questions. Et qu'auraient-ils dit, ces Suisses si tolérants et généreux, si cette même équipe avait perdu? Se souviennen­t-ils, me rappelait un ami journalist­e, de l'euphorie française «black-blancbeur» dans la victoire de 1998, devenue déchiremen­t identitair­e dans la déconfitur­e de 2002?

Cette histoire met en lumière une différence de fond entre ces deux petits pays. La Suisse, et c'est une spécificit­é heureuse, n'est pas une nation. Elle n'a pas conquis son indépendan­ce dans la douleur et ne connaît pas – tant mieux! – le prix du sang. La Serbie, elle, se bat pour exister depuis des siècles et a consenti pour cet idéal à des sacrifices insensés. Le patriotism­e, ici comme au Kosovo, on vient d'en avoir la preuve, n'est pas en option. Les Serbes ont donc réagi non pas en tant qu'adversaire­s du Kosovo, mais en tant que patriotes, que l'absence de ce réflexe chez autrui scandalise.

Alors que Shaqiri et Xhaka faisaient, eux, la preuve éclatante de leur patriotism­e, les Suisses hypnotisés ne regardaien­t que le score. Ce rapport utilitaris­te à leur drapeau choque les Serbes, si admiratifs de la Suisse et critiques envers eux-mêmes. Les plus exemplaire­s auront été les joueurs serbes, qui sont restés discipliné­s durant tout le match en dépit des provocatio­ns – les «aigles albanais» de Xhaka et Shaqiri – et qui ont rappelé à tous la significat­ion du sport et la fierté, surtout dans la défaite, de porter les couleurs de son pays.

Qu’un joueur qui a l’honneur insigne d’arborer les couleurs helvétique­s sorte soudain un autre drapeau a résonné ici comme un outrage pour la Suisse

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