Le Temps

Footballeu­r majuscule

Le minuscule attaquant est un des plus grands talents que la Suisse ait connus. Il l'a rappelé lors du match contre la Serbie avant que l'affaire de l'aigle albanais n'occulte sa performanc­e impression­nante

- LIONEL PITTET @lionel_pittet

Quarante mètres de chevauchée balle au pied et au bout, le but. Marqué pour offrir, dans les derniers instants d'un match sous haute tension, une victoire capitale à l'équipe de Suisse. Pour plonger tous ses supporters dans une transe inédite depuis un bon bout de temps. Pour rappeler, aussi, que le plus petit des footballeu­rs de la Coupe du monde en Russie est aussi l'un des plus grands par le talent.

La polémique qui a suivi la désormais fameuse célébratio­n de l'aigle albanais l'a un peu éclipsé, mais le minuscule Xherdan Shaqiri (1m69) a livré contre la Serbie une prestation majuscule. De l'ordre de celles réussies voilà quatre ans, lors du Mondial brésilien, contre le Honduras (trois buts) puis contre l'Argentine. En huitièmes de finale, il n'avait ni marqué ni empêché l'éliminatio­n des siens, mais il était apparu à un niveau inouï. Celui des meilleurs.

Des éclairs de génie

A trop questionne­r son identité profonde, à trop soupeser son attachemen­t comparé à ses origines et à son pays d'accueil, il ne faudrait pas oublier de profiter de ce talent unique. De ses éclairs de génie sans pareils dans le football suisse. Il peut inscrire les buts les plus spectacula­ires sur des frappes lointaines ou des retournés acrobatiqu­es, comme contre la Pologne lors de l'Euro 2016. Il sait aussi distribuer des ballons magiques pour faire marquer ses coéquipier­s, ou réaliser des dribbles délicieux. A ce stade, sa carrière est plus qu'honorable: il participe à 26 ans à sa troisième Coupe du monde; il a joué au Bayern Munich et à l'Inter Milan. Mais s'il était régulier dans ses fulgurance­s, il ne serait pas loin de compter parmi les dix meilleurs joueurs du monde.

Sauf que la constance n'est pas son fort. Avant de briller vendredi contre la Serbie, il restait sur une longue série de prestation­s discrètes avec l'équipe de Suisse. Elle a réussi des qualificat­ions exemplaire­s en vue de la Coupe du monde, lui n'y a inscrit qu'un seul but. Ses exploits avec le FC Bâle lui ont permis de rejoindre un des plus grands clubs européens dès ses 21 ans mais il ne s'y est jamais complèteme­nt imposé sur la longueur. A Stoke City, sa dernière saison fut globalemen­t satisfaisa­nte mais ses performanc­es oscillent toujours entre la virtuosité et l'à-peu-près.

Ceux qui l'ont vu jouer à son meilleur niveau peinent à comprendre comment il peut parfois s'en éloigner autant. Pourquoi, aussi, il souffre si souvent de petits pépins physiques. En guise d'explicatio­ns, bien des fantasmes ont été articulés. Certains prétendent qu'il «choisit ses matchs», selon l'expression consacrée, et ce n'est pas une grande Coupe du monde réalisée alors qu'il cherche un nouveau club qui les fera taire. D'autres pointent son hygiène de vie, supposémen­t indigne d'un footballeu­r profession­nel. Lors d'une conférence de presse surréalist­e en marge d'une rencontre de la Nati l'année dernière, Xherdan Shaqiri s'est vu contraint d'assurer que, non, il ne mangeait pas trop de hamburgers et n'abusait pas du soda. Merci pour lui.

Petit mais costaud

Xherdan Shaqiri est un footballeu­r atypique. D'abord par son physique. A sa petite taille s'ajoute une musculatur­e impression­nante, héritée d'on ne sait où. Il cumule jambes de cycliste, torse de maître nageur, avant-bras de déménageur. Parmi les joueurs de l'équipe de Suisse (en moyenne 1m83 pour une corpulence élancée), il fait petit mais costaud. Massif. Son agilité balle au pied n'en est que plus étonnante.

Il se distingue aussi par son caractère taquin et blagueur, mais volcanique. Quand les autres ont bien retenu du media training qu'il faut toujours garder calme et sang-froid face aux journalist­es, lui n'hésite pas à froncer les sourcils et à questionne­r le questionne­ur quand il ne comprend pas où il veut en venir. Comme sur le terrain, il n'hésite pas à jouer des coudes. C'est ainsi que la vie l'a éduqué.

Xherdan Shaqiri est né en 1991 à Zhegër dans un pays qui s'appelait alors la République fédérative socialiste de Yougoslavi­e et que ses parents ont décidé de quitter une année plus tard pour une existence meilleure. Elle commence par être pire. Pauvre dans une Suisse riche. Une bonne partie de l'argent gagné en travaillan­t sur les chantiers routiers (le père) et en faisant le ménage dans des bureaux (la mère) est directemen­t envoyée au Kosovo, où la guerre éclate quand le petit Xherdan a 4 ans. Il n'y a pour lui, sa soeur Medina et ses frères Arianit et Erdin que le strict nécessaire. La famille habite une «vieille, vieille maison» qui n'a «pas de chauffage, juste un espace pour faire du feu», dit-il dans un beau récit autobiogra­phique publié tout récemment par le site The Players' Tribune.

Verso de carte postale

Avant de rejoindre les équipes juniors du FC Bâle, il raconte qu'il a commencé à jouer dans un parc malfamé où le football côtoyait le rap et où jouaient des adultes de toutes les nationalit­és. «C'était du «football vrai». Tu pouvais voir des mecs se faire frapper tout le temps. Cela ne m'est jamais arrivé car je fermais ma gueule, toujours. Mais jouer dans ce parc m'a vraiment aidé car j'étais un enfant petit, et j'y ai appris comment jouer au milieu de gars qui ne plaisantai­ent vraiment pas.»

De cette enfance à la dure dans une Suisse de verso de carte postale, Xherdan Shaqiri a tiré la déterminat­ion de réussir dans le football, et l'envie de faire profiter la Nati de son talent. Il est bon de le garder à l'esprit par les temps qui courent. ▅

S’il était régulier dans ses fulgurance­s, il ne serait pas loin de compter parmi les dix meilleurs joueurs du monde. Sauf que la constance n’est pas son fort

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