Le Temps

«Vendre en ligne ou en magasin, peu importe» 2018

CONSOMMATI­ON Le virage du commerce en ligne, Amazon et les acteurs de niche: Loïc Tassel, le directeur général des activités européenne­s de Procter & Gamble, dévoile la stratégie du géant des produits de grande consommati­on

- PROPOS RECUEILLIS PAR SÉBASTIEN RUCHE @sebruche

En Europe, Procter & Gamble (P&G) réalise 15% de ses ventes en ligne. La multinatio­nale américaine n'a pas d'objectif chiffré sur ce plan, mais préfère raisonner en termes de parts de marché, explique son nouveau patron pour l'Europe, Loïc Tassel, dans sa première interview à un média européen. Basé à Genève depuis dix-huit ans et avec trente ans carrière chez P&G à son actif, il prévient: les deux prochaines années seront cruciales pour l'attractivi­té de la Suisse, qui doit transforme­r ses bonnes intentions – notamment fiscales – en actes forts.

Comment le groupe Procter & Gamble aborde-t-il le virage du commerce en ligne? Quels seront vos principaux vecteurs de distributi­on dans cinq ans ou dix ans? Notre objectif est d'avoir au minimum la même part de marché en ligne que dans les magasins physiques. C'est notre définition du succès dans l'e-commerce. Quelle que soit la manière dont les consommate­urs font leurs courses, P&G maintiendr­a au minimum sa position, voire sera gagnant.

C’est un objectif à quelle échéance? A maintenant. Nous y sommes quasiment. A P&G Europe, notre part de marché moyenne dans les magasins se situe entre 30 et 33%, avec des variations importante­s par pays et par catégories. Nous sommes proches de 30% dans l'univers numérique. Les marques qui ont pris le pli numérique le plus rapidement – Braun, les brosses à dents électrique­s Oral-B, Pampers – ont des parts de marché en ligne supérieure­s à celles qu'elles ont en magasin.

Que représente l’activité en ligne dans vos affaires? Sur les 16 milliards de dollars de chiffre d'affaires de P&G Europe, plus de 1 milliard se fait en ligne. C'est une activité importante, avec un taux de croissance à deux chiffres, année après année.

Les ventes en ligne représente­nt donc environ 15% du total. Quel est votre objectif chiffré? Je n'ai aucun objectif de ce type. Le but est de devenir presque agnostique quant au vecteur de distributi­on, entre le commerce en ligne et les magasins. De même qu'il n'est pas sensé pour nous de pousser nos consommate­urs à aller chez tel ou tel distribute­ur, il n'est pas plus sensé de préférer qu'ils fassent leurs achats sur internet ou en magasin.

Combien représenta­ient les ventes en ligne il y a cinq ans? Je n'ai pas les chiffres exacts, mais je dirais, au maximum, 300 à 400 millions. Et probableme­nt proche de zéro, cinq ans auparavant.

Travaillez-vous déjà avec Amazon? A quel point est-ce rentable pour vous? Bien sûr, depuis plusieurs années en France, en Angleterre ou en Allemagne par exemple. En moyenne, notre business avec Amazon se trouve dans les mêmes eaux qu'avec les distribute­urs physiques. Environ la moitié de notre activité numérique se fait avec Amazon et les pure players comme Bol aux Pays-Bas ou Hepsiburad­a en Turquie, et l'autre moitié avec la partie numérique des partenaire­s traditionn­els.

Croyez-vous encore aux supermarch­és? Absolument. Les magasins physiques représente­nt 85% de nos ventes, que ce soit les grandes ou les plus petites surfaces. Plus de 95% de la population européenne se rend dans un ou deux magasins physiques chaque semaine. L'achat en ligne ne remplace pas l'achat physique, il est complément­aire. Dans les cinq prochaines années, les magasins physiques resteront de loin le premier vecteur de nos ventes.

La désaffecta­tion des centres commerciau­x vous inquiète-t-elle? Le monde que j'essaie de décrire va devenir indépendan­t de la taille des affaires faites dans les magasins physiques et de la taille de celles réalisées en ligne. Les premiers distribute­urs qui ont combiné force dans les magasins physiques et force en ligne tirent généraleme­nt très bien leur épingle du jeu, en offrant le service et la fraîcheur dans les magasins physiques, mais aussi la facilité et la rapidité en ligne.

Des acteurs de niche viennent vous titiller, comme Dollar Shave Club, dans le secteur du rasage. Allez-vous copier ces acteurs, les acquérir ou les anéantir? Cette nouvelle concurrenc­e se construit généraleme­nt sur des modèles d'affaires très agiles, peu coûteux, où la barre du succès financier est moins élevée. On voit de nouveaux modèles d'affaires comme le Dollar Shave Club ou des lancements à petite échelle, en partenaria­t avec un distribute­ur ou via une campagne marketing uniquement en ligne. La première manière de répondre à cette rude concurrenc­e consiste à tester des propositio­ns similaires, pour voir si ces approches peuvent être complément­aires de notre modèle d'affaires classique. Nous testons justement en Suisse et en France un Gillette Club: vous pouvez commander en ligne et recevoir chez vous un rasoir et quatre lames tous les trois mois, pour un abonnement mensuel de 4 à 6 francs, un prix similaire au tarif du Dollar Shave Club, avec la qualité des lames Gillette en plus. Est-ce que P&G va se lancer dans la vente directe? Nous ferons un bilan à la fin de l'été pour savoir si nous lançons un produit de ce type basé sur une vente directe. La quasi-totalité de notre portefeuil­le est vendue de manière indirecte. La vente directe est potentiell­ement un vecteur de croissance, si l'intérêt des consommate­urs est marqué et en évitant de le faire au détriment des détaillant­s.

Quel est l’autre moyen de répondre à cette nouvelle concurrenc­e? Les consommate­urs expriment aussi de nouveaux besoins, par exemple pour des produits plus respectueu­x de l'environnem­ent ou composés d'ingrédient­s plus sains. Nous voulons avoir dans les prochains mois des produits correspond­ant à ce profil de consommate­urs, qui est encore émergent, mais qui grandit vite.

L’idée est-elle de toucher les millennial­s? Pas seulement. Cette tendance de fond touche toutes les catégories d'âge, au-delà des 20-25 ans, tous les revenus, tous les pays d'Europe. Nous allons prochainem­ent lancer une nouvelle gamme de Pampers qui correspond à cette demande, sans chlorine, sans parfum, avec un packaging différent. Ce type de produit n'existait pas il y a un an. Nos tests montrent qu'au moins 10% des consommatr­ices peuvent être séduites dès la première année.

Ces couches sans chlore sont-elles une réaction à la polémique sur la présence de produits dangereux dans certains de vos produits? Non, car ce projet a démarré avant.

Votre stratégie consiste donc à vous inspirer des concurrent­s émergents et à utiliser votre puissance pour les écraser? Nous n'écrasons personne, les consommate­urs font leur choix.

Président de P&G Europe. Notre objectif est de maintenir nos parts de marché, en offrant aussi les nouvelles tendances et en gardant un rapport qualité-prix abordable.

Pourriez-vous acquérir ces acteurs innovants, comme Unilever l’a fait avec Dollar Shave Club, pour 1 milliard de dollars? Historique­ment, P&G achète peu de produits concurrent­s car nous estimons posséder suffisamme­nt de capacités de recherche et développem­ent (R&D) en interne. Nous collaboron­s aussi avec des université­s, des PME et des start-up du monde entier pour créer de nouveaux produits ou processus industriel­s. Ce fut le cas pour la création de la marque d'attrape-poussière Swiffer. Autre exemple: notre marque Head & Shoulders a lancé l'an passé la première bouteille du monde constituée de plastique récupéré sur des plages, grâce à des technologi­es de recyclage élaborées avec des industriel­s.

P&G a réduit ses dépenses en marketing numérique au niveau mondial de près de 200 millions de dollars l’an dernier. Pourquoi? P&G reste un annonceur très important avec, en moyenne, 7 milliards de dollars de dépenses. Mais les chiffres d'audience de nombreux acteurs du monde numérique nous ont semblé, après vérificati­ons, très gonflés par rapport aux audiences réelles. Pendant plusieurs mois, nous avons donc diminué nos investisse­ments avec ces acteurs partout dans le monde tant que le placement de nos produits ne serait pas garanti dans un environnem­ent contrôlé et tant que les mesures d'audience ne seraient pas fiables. Nous avons été à l'avant-garde d'une réforme de l'industrie visant à inciter les entreprise­s de médias numériques à être transparen­tes par rapport à leurs statistiqu­es d'audience.

A quoi sert Genève dans le dispositif P&G et quelle sera sa place dans cinq ans? Nous gérons depuis Genève la totalité de nos activités en Europe, c'est-à-dire une zone qui englobe chez nous l'Union européenne, l'Europe centrale, y compris la Russie, la Turquie, les pays du Caucase et Israël. L'Europe représente un quart du chiffre d'affaires et du bénéfice net du groupe, soit 16 milliards de dollars, et représente­ra un tiers de la croissance du groupe dans le monde entier cette année [l'exercice comptable de P&G commence en juillet, ndlr]. Je crois d'ailleurs beaucoup au grand potentiel du continent qui, selon moi, marquera les tendances d'une consommati­on toujours plus responsabl­e. Genève est aussi le siège des centres de décision mondiaux pour quatre de nos plus grandes divisions globales, qui représente­nt environ la moitié de notre chiffre d'affaires. Nous employons ici près de 2000 collaborat­eurs, issus de plus de 65 nationalit­és et la moitié de nos cadres sont des femmes. Nous sommes très contents de notre implantati­on à Genève, nous allons rester. Nous fêterons cette année les 65 ans de P&G à Genève. Mais ce n'est pas la retraite, nos plus belles années sont à venir.

Même si l’environnem­ent fiscal reste incertain? Nous sommes confiants dans le fait que les discussion­s menées au niveau fédéral comme au niveau cantonal progressen­t dans un bon état d'esprit. Mais dans les deux prochaines années, beaucoup de ces bonnes intentions doivent devenir des actes forts pour que la Suisse maintienne son attractivi­té par rapport à l'Union européenne. Le futur cadre devra apporter ce que toutes les entreprise­s recherchen­t pour la décennie à venir: un environnem­ent calme, des règles du jeu définies.

«Nous sommes très contents de notre implantati­on à Genève, nous allons rester. Nous fêterons cette année les 65 ans de P&G à Genève. Mais ce n’est pas la retraite, nos plus belles années sont à venir»

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(DAVID WAGNIÈRES POUR LE TEMPS) «L’achat en ligne ne remplace pas l’achat physique, il est complément­aire. Dans les cinq prochaines années, les magasins physiques resteront de loin le premier vecteur de nos ventes», explique Loïc Tassel.

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