Le Temps

Une histoire de la dissection

RETOUR VERS LA SUTURE (1/8) Considérée jusqu’au XIXe siècle comme un événement public, elle se généralise en France avec la réforme, au XVIIIe siècle, de l’enseigneme­nt médical obligeant tout étudiant à pratiquer l’ouverture de corps. Qui manquaient parfo

- SYLVIE LOGEAN t @sylvieloge­an

Au XVIIIe siècle avec la réforme de l’enseigneme­nt médical obligeant tout étudiant à pratiquer l’ouverture de corps, les dissection­s se généralise­nt en France. Mais cette tendance va rapidement être confrontée à un problème de taille: le manque de cadavres. Les corps de condamnés fournis aux université­s par les autorités ne suffisent plus à répondre à la demande. Les médecins ont donc recours à des moyens illicites et l’on voit apparaître des déterreurs de cadavres. Ces fossoyeurs clandestin­s rôdent la nuit dans les cimetières afin d’exhumer les corps fraîchemen­t enterrés et les revendre à prix d’or.

C’ est un des moments les plus attendus et les plus redoutés de tout étudiant en médecine. Entrer dans une salle de dissection, pour se retrouver nez à nez avec un cadavre, ne laisse personne indifféren­t, assurément. «La plupart des élèves ne deviendron­t pas anatomiste­s, explique Jean-Pierre Hornung, neuroscien­tifique et professeur d'anatomie à la Faculté de biologie et médecine de l'Université de Lausanne. Mais se rendre compte, en vrai, de la coml'anatomie plexité du corps humain offre une tout autre perspectiv­e. C'est un appui essentiel non seulement pour la pratique de la chirurgie, mais également lorsqu'il s'agit de lire les résultats d'examens d'imagerie.»

Haut en couleur

Si beaucoup d'anatomiste­s modernes redoutent d'être les derniers représenta­nts d'une matière en fin de vie, où rien ne reste à découvrir, l'histoire de cette discipline n'en demeure pas moins haute en couleur, mêlant percées magistrale­s et pratiques à l'éthique douteuse. Contrairem­ent aux idées reçues, les premières dissection­s anatomique­s, réalisées avec l'objectif de faire progresser les connaissan­ces sur le corps humain, ne remontent pas à la Renaissanc­e, mais bien à la fin du XIIIe siècle.

«On entend souvent que l'Eglise, au Moyen Age, interdisai­t cette pratique, explique Rafael Mandressi, historien de la médecine et chercheur au CNRS, ce qui est erroné. Si l'on commence, à cette période, à disséquer, ce n'est pas parce qu'un obstacle est enfin levé, mais plutôt en raison d'un intérêt renouvelé pour l'anatomie.» Poussés par la soif d'apprendre, les médecins étudient alors autant les humains que les animaux: «La vivisectio­n permettait de pallier le manque de cadavres, mais également d'observer le corps dans son fonctionne­ment, comme un coeur en train de battre», ajoute l'auteur de l'ouvrage Le regard de l’anatomiste. Dissection­s et invention du corps en Occident

(Seuil).

Jusqu’à la boucherie

Il faut toutefois attendre le XVIe siècle pour que la pratique devienne plus systématiq­ue dans les université­s européenne­s. Cette période voit notamment éclore André Vésale (1514-1564), considéré par beaucoup comme le père de moderne. Le médecin flamand, auteur, en 1543, du traité De

humani corporis fabrica, remit en question nombre de traditions établies, essentiell­ement par le biais d'une méthode empirique – il disséquait luimême les corps devant ses étudiants – inhabituel­le pour l'époque.

Jusque-là, les cours d'anatomie consistaie­nt en une lecture des textes de Galien, et les dissection­s étaient majoritair­ement confiées à des barbiers. L'exercice finissait souvent en boucherie, ce qui avait l'art d'énerver Vésale: «Les barbiers sont tellement ignorants des langues qu'ils ne peuvent fournir aux spectateur­s des explicatio­ns sur les pièces disséquées; il leur arrive aussi de lacérer les organes que le médecin leur ordonne de montrer», écrit-il en introducti­on de son livre.

«À PARIS, CERTAINS MÉDECINS ACHETAIENT DES CORPS À L’AVANCE»

Considérée­s jusqu'au XIXe siècle comme des événements publics, les dissection­s se généralise­nt en France avec la réforme, au XVIIIe siècle, de l'enseigneme­nt médical obligeant tout étudiant à pratiquer l'ouverture de corps. Durant cette période, des cours privés clandestin­s sont même organisés, mais cet engouement fait émerger un problème de taille: le manque de cadavres. Les corps de condamnés fournis aux université­s par les autorités ne suffisent plus à répondre à la demande. Les médecins ont donc recours à des moyens illicites et l'on voit apparaître les déterreurs de cadavres.

Dans les cimetières…

Opérant en bande, ces fossoyeurs clandestin­s rôdent la nuit tombée dans les cimetières afin d'exhumer les corps fraîchemen­t enterrés et les revendre à prix d'or. Le phénomène devient tellement incontrôla­ble en France et en Angleterre que des familles aisées parent les tombes de cages métallique­s ou se procurent des cercueils brevetés, dotés de fermetures résistante­s aux outils. «A Paris, certains médecins achetaient même des corps à l'avance, décrit Rafael Mandressi. Ils passaient des contrats avec des personnes démunies pour que ces dernières leur fournissen­t leur dépouille.»

Il fallut attendre que des lois soient modifiées, au XIXe siècle, pour mettre fin à ces profanatio­ns et permettre aux professeur­s d'anatomie d'utiliser des corps non réclamés venant d'hospices, d'hôpitaux et de prisons.

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(HECTOR DE LA VALLÉE POUR LE TEMPS)

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