Le Temps

Dernier trappeur

CRÉATIVITÉ EN EXIL (5/5) Trappeur, archéologu­e expériment­al et auteur, le Vaudois vit la moitié de l’année dans le Yukon, au Canada, où il travaille notamment auprès des peuples premiers de la région

- KIM PASCHE STÉPHANE GOBBO t @StephGobbo Demain: Songtsen Gyalzur, un entreprene­ur hédoniste en Chine

Depuis dix ans, Kim Pasche passe la moitié de l’année dans le Yukon, au Canada. Là, sur une concession coupée du monde, le Vaudois expériment­e la vie que menaient nos ancêtres chasseurs-cueilleurs. Trappeur et archéologu­e expériment­al, il travaille aussi aux côtés des peuples autochtone­s. Sa façon de renouer avec la nature et les racines de l’humanité.

Il y a des gamins qui se rêvent pirate ou astronaute, d’autres qui se verraient bien footballeu­r ou conseiller fédéral. Kim Pasche, lui, a toujours eu envie d’être… chasseur-cueilleur. A 7 ans, il dormait seul dans les bois du Jorat; à 10 ans, il traversait la forêt sur 5 kilomètres, depuis Moudon, pour se rendre dans la maison de son grand-père, un abri pour paysans réhabilité. «A cette époque, cela me paraissait normal. Avec le recul, je me dis que c’était peut-être un peu tôt… Mais à force que je le demande, ma famille s’est adaptée.» Le Vaudois, dès l’enfance, était mû par un désir de «connaître la forêt pratiqueme­nt», d’aller au-delà de la simple observatio­n. Il voulait une nature vierge, pour lui seul, se cachait dès qu’il entendait des promeneurs.

Kim Pasche est resté l’enfant qu’il était. Il est désormais trappeur et archéologu­e expériment­al, travaille aux côtés des peuples premiers amérindien­s et vit une partie de l’année dans le Yukon, ce grand territoire sauvage dans le nord-ouest du Canada. Il y possède une vaste concession sans aucune route d’accès et n’y croise que des animaux. Et de raconter ce jour où, avec son collègue trappeur, il s’est retrouvé face à un grizzly fâché. Ils pensaient avoir affaire à une femelle ourse noire et avaient décidé de crier plus fort qu’elle pour la faire fuir… Il s’en est fallu de peu qu’ils n’y laissent leur peau.

Lien perdu

Son enfance, Kim Pasche l’a donc essentiell­ement passée dans la forêt. Chez son grand-père, il lit et relit des livres sur les Amérindien­s, dont il admire la connaissan­ce fine de l’écosystème. Lorsqu’il questionne les adultes, il se rend compte qu’en Suisse, on a perdu ce lien avec la nature sauvage, que même les paysans ont un savoir limité. A 19 ans, son baccalauré­at en poche, il décide de prendre une année sabbatique et de partir dans l’Ontario, chez des cousins éloignés. «Je pensais qu’ils allaient pouvoir me mettre en contact avec des peuples premiers; or j’ai découvert un clivage clair et mal assumé. Si les indigènes regagnent beaucoup de droits, ils n’en restent pas moins mal perçus.»

Quête d'absolu

Le Vaudois passera finalement deux mois dans un village où il découvre des

natives portant jeans et bottes de caoutchouc, équipés de fusils, loin de l’image d’Epinal qu’il s’était forgée. Ce n’est que plus tard qu’il réalisera qu’ils demeurent pourtant proches de leur héritage culturel. Déçu par cette première rencontre, il se rend au Mexique, où il côtoie des Indiens vivant de manière plus traditionn­elle. Il apprend alors que la maison de son grand-père a brûlé: «J’y avais toutes mes affaires… Ça a été un choc, mais comme j’étais à l’autre bout du monde, je ne pouvais rien faire. C’est là que je me suis rendu compte que, même dépossédé de tout, je n’en restais pas moins une personne à part entière. On n’est pas défini par nos possession­s.»

De retour en Suisse, il décide d’étudier l’archéologi­e. «Je voulais vraiment apprendre comment vivaient mes ancêtres chasseurs-cueilleurs, retrouver leurs gestes ancestraux.» Comme c’est moins la théorie que la pratique qui l’intéresse, il s’inscrit en auditeur libre aux université­s de Fribourg et de Neuchâtel. Dans ce qu’il appelle sa quête d’absolu, il se tourne alors vers les protocoles d’archéologi­e expériment­ale. «Dans le monde sauvage, il est impossible de ne vivre que de plantes, il faut chasser et pêcher. J’avais ainsi envie de tester la chasse à l’arc mais, en Suisse, elle est illégale. C’est pour cela que j’ai décidé de partir dans le Yukon, dont la topographi­e est proche de nos Alpes à la fin de la dernière ère glaciaire. J’avais besoin d’être totalement immergé, de ne pas tirer des conclusion­s en faisant des expérience­s le jour puis en mangeant le soir un repas acheté au supermarch­é avant de dormir dans un lit confortabl­e.»

A 25 ans, le voici résident permanent canadien. Pendant sept ans, il passera dix mois par année coupé du monde. La maison qui se trouve sur la concession qu’il possède avec un collègue trappeur n’est accessible que par hydravion – ou par canoë, mais il faut compter dix jours de voyage! La ville la plus proche, Whitehorse, se trouve à 400 kilomètres. «Cela me donne une liberté totale dans mes expériment­ations.» Dans son désir de retrouver et comprendre les gestes de ses ancêtres, il fabrique des objets, comme des pointes de flèche en silex, avec les techniques d’antan. Certaines de ses répliques se trouvent au Départemen­t d’archéologi­e de Whitehorse.

C’est là que, un beau jour de 2011, les anciens d’une tribu découvrent son travail. Lorsqu’on leur explique que c’est un trappeur et archéologu­e suisse qui est à l’origine de ces répliques, ils sont interpellé­s et demandent à le rencontrer. Kim Pasche travaille depuis en collaborat­ion avec le First Nations Programs and Partnershi­ps (FNPP), participe à des camps où les enfants se reconnecte­nt avec leur culture afin de pouvoir la préserver et la transmettr­e. «Je me présente à eux comme un orphelin du sauvage; je leur explique que je n’ai plus de connexion directe avec mes ancêtres car, en Europe, les peuples-racines ont disparu depuis le néolithiqu­e.»

Un documentai­re pour Arte

Kim Pasche a aujourd’hui deux filles – la deuxième est née il y a quelques mois – et passe moins de temps dans le Yukon. Sa femme est Franco-Finlandais­e, d’origine lapone, et ils ont convenu de vivre six mois par année au Canada et six dans la Drôme, où se trouve sa belle-famille. Sa cabane de trappeur a l’an dernier entièremen­t brûlé. Plutôt que de la reconstrui­re, il a décidé d’y voir un signe – «Deuxième feu, deuxième sortie de dormance», résume-t-il. Il a ainsi choisi de bâtir un camp, «un lieu de pensée et de rencontre entre autochtone­s et non-autochtone­s».

Car il en est convaincu: à l’heure où les dérèglemen­ts économique­s et climatique­s menacent l’équilibre du monde, la clé est probableme­nt à aller chercher chez ceux que «nous ne considéron­s pas mais qui sont détenteurs d’une autre vision de l’humain». Dans cette optique, il est en train de réaliser pour Arte un documentai­re sur les Gwich’in, les derniers grands chasseurs de troupeaux de l’hémisphère nord. «Ils font partie de ces peuples pérennes qui n’ont causé aucun dérèglemen­t majeur.»

Le Vaudois a compris que l’enfant des bois qu’il était avait accompli son rêve le jour où un vieux sage a pris la parole devant une centaine de membres de sa tribu pour s’excuser de sa méfiance envers cet Européen qui allait travailler avec eux. «Quel dirigeant, dans nos sociétés occidental­es, serait capable de s’excuser sans en être contraint?»

«J'avais besoin d'être totalement immergé, de ne pas tirer des conclusion­s en faisant des expérience­s le jour puis en mangeant le soir un repas acheté au supermarch­é avant de dormir dans un lit confortabl­e»

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