Le Temps

Guerre des titans

La cheffe économiste de la banque Edmond de Rothschild décrypte les tensions commercial­es entre la Chine, les Etats-Unis et l’Europe. Cette dernière semble complèteme­nt dépassée. La Suisse pourrait, elle, tirer son épingle du jeu

- PROPOS RECUEILLIS PAR MATHILDE FARINE @MathildeFa­rine Once d'or/dollar

«C’est l’enjeu du XXIe siècle: la Chine et les Etats-Unis vont-ils se partager la gouvernanc­e du monde ou assistera-t-on à une bataille entre les deux géants?» Cheffe économiste de la banque Edmond de Rothschild à Genève, Mathilde Lemoine décrypte les dessous de la guerre commercial­e qui fait aussi trembler l’Europe.

Si la guerre commercial­e se joue surtout entre la Chine et les EtatsUnis, tous deux se battant pour le leadership du XXIe siècle, elle concerne aussi l’Europe. Décryptage avec Mathilde Lemoine, cheffe économiste de la banque Edmond de Rothschild à Genève et professeur à Sciences Po Paris.

Comment interpréte­r la guerre des tarifs qui se joue en ce moment entre les Etats-Unis, la Chine et l'Europe? Pour comprendre, il faut revenir à 2008 et à la crise financière, date à laquelle la Chine a pris le leadership mondial en matière de commerce et de croissance. Elle a contribué à 32% de la croissance globale, contre 12% pour les EtatsUnis. Elle est aussi devenue le premier pays exportateu­r avec 13% du total, contre 9% pour les EtatsUnis. Pour donner un ordre de grandeur, l’Allemagne, elle, compte pour 8,4%. Donc les Américains sont devenus un acteur de second plan en termes de commerce mondial, ce qui leur a fortement déplu.

La politique du président chinois Xi Jinping a-t-elle aussi mis de l'huile sur le feu? Xi Jinping s’était engagé au début de son mandat à poursuivre la libéralisa­tion de l’économie. Le monde occidental espérait donc une privatisat­ion des entreprise­s d’Etat. Non seulement cela ne s’est pas produit, mais, à l’automne dernier, Xi Jinping a annoncé vouloir renforcer la croissance et ainsi garder le leadership mondial. Cette politique, qui va dominer dans la première moitié du XXIe siècle, va passer par un renforceme­nt et une montée en gamme des entreprise­s d’Etat, par le développem­ent de clusters pour stimuler l’innovation dans l’idée que la Chine prenne le leadership dans ce domaine-là aussi et par un contrôle encore strict de l’implantati­on des entreprise­s étrangères. Les Américains ont vécu cela comme une provocatio­n. Cela apparaît dans les rapports de l’administra­tion et ce tournant est essentiel dans l’offensive américaine actuelle, qui dépasse Donald Trump.

Comment la situation peut-elle se débloquer? Il n’y a aucune raison que les tensions diminuent. Les Américains se fâchent face à des éléments qui représente­nt la politique constituti­ve de Xi Jinping. Cela dit, on peut imaginer des avancées si Pékin fait un geste concret dans un domaine qui ne lui semble pas prioritair­e. Il pourrait s’agir d’une autorisati­on de s’installer en Chine pour les prestatair­es de paiement américains (cartes de crédit). Pékin s’y était engagé en 2012 devant l’OMC mais n’avait ensuite rien fait. C’est un classique.

Quelles peuvent être les conséquenc­es de ces tensions? Parce qu’elle touche à des éléments structurel­s, cette guerre commercial­e peut s’avérer persistant­e et ainsi alimenter l’incertitud­e, peser sur les perspectiv­es des entreprise­s, sur la reprise, sur les bourses et sur l’investisse­ment de moyen terme. C’est le scénario le plus probable.

Ne risque-t-on pas un enrayement du commerce mondial? La Chine ne peut pas se le permettre, parce que cela signifiera­it voir sa croissance s’effondrer et perdre son leadership face aux EtatsUnis. Ces derniers ne sont pas plus pour le protection­nisme et la réduction du commerce mondial. Ils veulent développer l’exportatio­n de services. Il s’agit de la finance, des services aux entreprise­s, des nouvelles technologi­es, etc. Tout ce qui fait aujourd’hui la puissance américaine. Mais aussi tout ce à quoi les Chinois ont fermé leurs frontières pour mieux se développer. C’est l’enjeu du XXIe siècle: ces deux pays vont-ils être d’accord de partager la gouvernanc­e du monde ou assistera-t-on à une bataille entre deux géants qui veulent imposer leurs normes?

On parle pourtant surtout d'industrie, pas de services… L’acier, les voitures, c’est plus facile à appréhende­r et plus concret. Mais Donald Trump et l’administra­tion américaine parlent aussi du droit de propriété intellectu­elle et du transfert de technologi­e. C’est là où l’Europe est totalement à côté de la plaque. Elle augmente les tarifs sur des biens emblématiq­ues des électeurs de Donald Trump. Mais elle est absente de cette offensive pour prendre part à la mondialisa­tion dématérial­isée. L’Europe ne construit pas un acteur capable de rivaliser avec les géants américains comme Google et Facebook, alors que la Chine, elle, le fait. Et même si elle est exportatri­ce de services, l’Europe, qui n’a pas voulu libéralise­r ce marché, reste loin derrière les Etats-Unis. Or c’est central: les exportatio­ns de biens ont augmenté de 1,4% par an depuis 2008, celles des services de 4,1%. Il ne suffit pas d’être défensif.

Est-ce que cela ne trahit pas le retard de l'Europe sur les questions technologi­ques? Si, absolument. On voit que l’Allemagne a une sensibilit­é très importante face à la taxation du secteur automobile. Dans ce contexte, le risque sur la zone euro est bien plus important qu’en 2011. La politique commercial­e était une des rares politiques européenne­s communauta­ires. En ciblant les voitures, Donald Trump rend les Allemands nerveux, qui soudain voudraient avoir la liberté de négocier. Les Français, eux, ne se sentent pas concernés car c’est l’agricultur­e qui leur importe avant tout. C’est très dangereux: on touche à l’essence de l’Europe, la politique commune, où on est plus forts parce qu’on est plusieurs. C’est plus dangereux que la crise financière qui s’est réglée en avançant, pas en reculant.

«C’est l’enjeu du XXIe siècle: la Chine et les Etats-Unis vont-ils se partager la gouvernanc­e du monde ou assistera-t-on à une bataille entre les deux géants?»

N'y a-t-il pas un risque d'emballemen­t, qui est le propre des guerres de tarifs? Pas à ce stade. Les banques centrales vont être prudentes, elles vont éviter que l’activité diminue. Quant à la Chine, elle ne voudra pas se laisser distancer par les Etats-Unis, qui ont mis en place un plan de relance. Donc cela devrait limiter l’impact négatif sur la croissance mondiale. L’enjeu reste l’augmentati­on des exportatio­ns américaine­s, pas la fermeture totale des échanges. Même si c’est une logique mercantili­ste totalement dépassée, qui n’a pas de sens, parce que l’important, c’est la valeur des échanges, pas la quantité. On voit la limite de la logique de Donald Trump. Mais on voit aussi qu’il ne se contente pas d’une victoire à la Pyrrhus. Quand les Chinois ont commencé par proposer de prendre plus de soja, il ne s’en est pas contenté et apparaît déterminé. Dans ce sens, il est renforcé par l’administra­tion américaine et par les républicai­ns.

La pensée économique de Donald Trump est-elle alors plus structurée qu'il n'y paraît? Je ne sais pas. Mais on a sous-estimé le fait que les républicai­ns avaient une politique économique structurée et qu’ils étaient prêts à défendre à tout prix le leadership pour le XXIe siècle.

En Europe, la nervosité de l'Allemagne vous inquiète-t-elle davantage que l'incertitud­e politique italienne? L’Allemagne fait plus peur. La guerre commercial­e peut pousser une partie du gouverneme­nt à vouloir défendre sa souveraine­té en matière de commerce, ce qui serait dévastateu­r pour la cohésion européenne, déjà dans un contexte d’immigratio­n compliqué. A ce stade, l’incertitud­e politique italienne peut être jugulée par la BCE. Elle a une politique d’achat de titres jusqu’à la fin de l’année et, surtout, elle va continuer à réinvestir (15 milliards d’euros par mois en 2019) et elle peut le faire pour limiter l’écartement des taux d’intérêt.

La Suisse dépend beaucoup du commerce mondial, comment ces développem­ents peuvent-ils l'affecter? Contrairem­ent à la zone euro, la Suisse peut tirer profit de la situation géopolitiq­ue mondiale. La part des exportatio­ns helvétique­s vers les Etats-Unis est passée de 10 à 15% depuis 2010 et cela pourrait lui permettre de profiter de l’accélérati­on de la croissance américaine. En outre, le franc s’est déprécié légèrement, ce qui pourrait aider des exportateu­rs à revenir sur le marché.

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(EDDY MOTTAZ/LETEMPS) «Contrairem­ent à la zone euro, la Suisse peut tirer profit de la situation géopolitiq­ue mondiale», explique Mathilde Lemoine, cheffe économiste de la banque Edmond de Rothschild.

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