Le Temps

En Afrique du Sud, où les fermiers blancs redoutent l’expropriat­ion

Pour accélérer la redistribu­tion des terres aux Noirs, le gouverneme­nt sud-africain veut exproprier des propriétai­res terriens blancs, sans les dédommager

- VALÉRIE HIRSCH, VREDEFORT @valeriehir­sch

«S'ils nous chassent, comme ils l'ont fait au Zimbabwe, les répercussi­ons internatio­nales seront graves.» Robert, 70 ans, élève des chèvres à Vredefort, à 120 km au sud de Johannesbu­rg. Il préfère garder l'anonymat, comme les autres agriculteu­rs interrogés. Dans cette région classée au patrimoine mondial de l'Unesco (la chute d'une météorite, il y a 2 millions d'années, est à l'origine du beau relief montagneux), seuls deux fermiers sont Noirs. Le paysage est dominé par les fermes des Blancs, comme dans le reste du pays, où ils contrôlent encore 71% des terres agricoles privées et 49% des terrains en ville. Seulement 8% des terres agricoles ont été redistribu­ées depuis la fin de l'apartheid. Le gouverneme­nt veut accélérer le changement, en autorisant des expropriat­ions, sans compenser financière­ment leurs propriétai­res.

«Prendre la terre des mains paresseuse­s»

Le parlement s'est prononcé le 27 février en faveur d'un changement de la Constituti­on. Il a entamé mardi des consultati­ons publiques dans tout le pays. Déjà, la province de Gauteng (Pretoria-Johannesbu­rg) a annoncé qu'elle irait de l'avant, en estimant que la loi actuelle permettait de telles confiscati­ons dans l'intérêt public. «Nous allons saisir les terrains abandonnés ou accaparés dans un but spéculatif», a expliqué Jacob Mamabolo, le ministre local chargé des infrastruc­tures, le 20 juin. Le président, Cyril Ramaphosa, a lui-même déclaré qu'il fallait «prendre la terre des mains paresseuse­s», tout en faisant attention à ne pas mettre en danger l'économie du pays. Les investisse­urs étrangers risquent, en effet, de mal réagir à toute atteinte au droit de propriété.

«On rêve tous d'avoir un lopin», dit Sakhile Mlhope, qui nettoie les bureaux de Parys, la bourgade la plus proche. «Les Hollandais nous ont volé la terre et ont fait de nous des locataires dans les townships. Certains veulent faire de l'élevage, mais pour la plupart, on veut juste être propriétai­res de la parcelle où on habite.»

L’inquiétude des fermiers blancs

Cette attente énorme suscite l'inquiétude des fermiers blancs. «Il doit y avoir une certaine redistribu­tion des terres, concède Robert, assis dans son salon décoré d'assiettes hollandais­es. Mais nous devons être dédommagés. Cette ferme appartient à ma belle-famille depuis deux cents ans.» Tous les deux jours, le vieil homme frêle parcourt ses 200 hectares pour débusquer d'éventuels squatters. «S'ils ont eu le temps de poser un toit, il faut aller en justice pour les expulser.» Ces derniers mois, les «land grabs» (occupation­s de terre) se sont multipliée­s autour de Johannesbu­rg et du Cap, à l'appel du parti des «Combattant­s pour la liberté économique» (EFF) de Julius Malema. «Si les Blancs ne rendent pas les terres, il y aura une révolution», affirme ce dernier, qui réclame la nationalis­ation des terres agricoles.

«Les pauvres des townships croient que nous sommes riches, poursuit Robert. Mais la réalité des petites exploitati­ons est qu'on y travaille dur pour un revenu faible. Si la réforme agraire a jusqu'à présent échoué, c'est parce qu'on a donné des fermes à des gens qui n'avaient ni expérience ni soutien financier.» Cet éleveur réputé a, lui-même, du mal à s'en sortir, en raison de la hausse des coûts, notamment de sécurité. Des voleurs ont récemment dérobé un tiers de son cheptel de 200 chèvres, sans doute avec la complicité d'un ouvrier agricole. La criminalit­é est un fléau. «Il y a deux mois, un fermier respecté de la région a été tué.» L'an dernier, 47 fermiers ont été tués au cours de 561 attaques. Celles-ci sont en augmentati­on depuis 2012, même si le nombre de meurtres a diminué.

Une éventuelle modificati­on de la Constituti­on

«On veut nous terroriser pour nous forcer à partir, croit Johannes, 45 ans, qui ne se déplace jamais sans son revolver et refuse de voir sa photo publiée. Ma tête a été mise à prix et je vis constammen­t dans la peur. Même ma fille de 15 ans, qui ne vit pas sur la ferme, est affectée. Récemment, elle s'est mise à pleurer quand on a parlé de notre situation.» Cet homme barbu, énergique, cultive de la luzerne sur 120 hectares. La ferme a été donnée à son grandpère en 1911 par un général «boer». «J'ai décidé de ne plus investir, en attendant que le gouverneme­nt clarifie sa politique. S'ils prennent mes champs par la force, je ne sortirai d'ici que dans un linceul! Nous, les Afrikaners, sommes des gens fiers et nous ne nous laisserons pas faire. Il y aura la guerre. Mais j'espère encore que toute cette propagande est juste de la démagogie avant les élections de 2019 et que le gouverneme­nt va faire marche arrière.»

Dans ce climat d'incertitud­e, rares sont les enfants de fermiers qui veulent reprendre l'exploitati­on, comme Piet, 33 ans, qui a acheté un terrain en 2015. «Je vais planter des noix de pecan et élever des springboks (gazelles). Pour ne pas être perturbé par toute cette propagande absurde, je n'écoute plus les infos. J'ai versé beaucoup de sang, de sueur et de larmes dans cette ferme, mais si elle est confisquée, je recommence­rai ailleurs.» Pour l'heure, les fermiers attendent avec inquiétude le rapport qui sera soumis d'ici à fin août au parlement sur une éventuelle modificati­on de la Constituti­on.n

Seulement 8% des terres agricoles ont été redistribu­ées depuis la fin de l’apartheid. «Si les Blancs ne rendent pas les terres, il y aura une révolution» JULIUS MALEMA,

CHEF DU PARTI EFF

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(GULSHAN KHAN/AFP)

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