Le Temps

Seu Jorge, comment chanter Bowie avec un bonnet rouge

- ARNAUD ROBERT

Le musicien carioca reprend au Montreux Jazz Festival ses versions des morceaux de David Bowie, créées pour le film «The Life Aquatic» de Wes Anderson. Hommage puissant

Il était la seule réussite flagrante de ce film. Dans le scénario de The Life Aquatic, on lui avait donné un nom si caricatura­lement brésilien – Pelé dos Santos – qu'on ne pouvait l'imaginer autrement qu'une guitare entre les mains. Il portait, comme les autres acteurs dont Bill Murray, un petit bonnet rouge de commandant de pédalo et un uniforme d'infirmier couleur vert morgue.

Il avait l'air d'une tristesse sans fond, sur cette Calypso d'un Cousteau en toc, promise au naufrage. Seu Jorge, dans les interstice­s du récit, coryphée carioca, chantait David Bowie en brésilien. Life on Mars?, Ziggy Stardust, Starman, en des versions si belles qu'elles laissaient, sur le seul long métrage décevant de Wes Anderson, une odeur de triomphe.

Misère et carnaval

C'était en 2004 – Seu Jorge avait 34 ans, déjà les strates de plusieurs vies cumulées dans son regard. On l'avait découvert deux ans auparavant dans une espèce de Tarantino des favelas, La cité de Dieu, où il interpréta­it Mané Galinha, Manu Le Coq, un personnage inspiré d'une vraie crapule de Rio qui régnait sur le quartier dans les années 1970. Seu Jorge jouait si juste, d'une espèce de nonchalanc­e de bandit tragique, qu'on s'était demandé alors s'il ne racontait pas simplement sa propre trajectoir­e. Quelque chose de l'ordre de l'esthétisat­ion de la misère tropicale, de la violence ordinaire donnait par ailleurs, au film entier de Fernando Meirelles, un goût d'étrange posture. Mais là encore, Seu Jorge surgissait. Surtout par sa voix, d'une irrémédiab­le gravité.

Au départ, il s'appelait Jorge Mario da Silva, né le 8 juin 1970 à Belford Roxo, dans une zone qui borde un immense complexe de chimie Bayer et une autoroute encombrée. Belford Roxo se trouve paraît-il au nord de Rio, mais tellement loin du centre-ville que la plage d'Ipanema y est parfois rapportée comme une légende urbaine. Très jeune, Jorge fréquente les cabarets et les bals, il a 10 ans, personne ne le remarque, il apprend en regardant; son quartier n'est pas seulement connu pour ses usines mais aussi pour ses chars de carnaval, et donc ses écoles de samba. On se demande à cet instant précis à quoi pouvait bien ressembler la voix de Jorge avant la puberté. Comme celle de Barry White. Des voix dont la substance même est la profondeur.

Jorge quitte très tôt la maison, à 19 ans, il dort dehors, dedans quand on l'accepte, il erre dans une cité ogresse dont il étudie les frontières invisibles et les porosités contrariée­s. Il découvre le théâtre et un clarinetti­ste, Paulo Moura, qui lui ouvre la porte d'une comédie musicale. On lui donne le surnom de Seu Jorge, je suis Jorge, de cette affirmatio­n péremptoir­e qui relève du Ecce homo biblique. Seu Jorge, dans les projets qu'il traverse, dans ce premier album qu'il sort avec une espèce de cirque mutin, la Farofa Carioca, amène du vrai. Il n'est pas le meilleur chanteur, encore moins le meilleur danseur, mais il projette sur toutes choses l'évidence de son charisme et le réel de ses origines populaires.

En 2004, Seu Jorge crevait l’écran dans «The Life Aquatic», le film de Wes Anderson.

Il semble adoubé rapidement par l'aristocrat­ie du music business brésilien. C'est un monde étrange que Rio: l'apparence du melting-pot mais l'implacable des déterminis­mes. Seu Jorge est Noir, il vient des marges, il est à la frontière du cinéma d'auteur et de la MPB (musique populaire brésilienn­e) la plus consensuel­le. Il brouille les catégories, d'une voix de crooner américain, en parlant directemen­t à la majorité – il est par exemple suivi par 2,6 millions de personnes sur Twitter. Quand il enregistre avec la diva Ana Carolina un concert étourdissa­nt, leur version d'E Isso Ai est regardée plus de 55 millions de fois. Si l'on veut saisir ce pays, cet étrange point d'équilibre entre la sophistica­tion et la pompe, ces tensions entre les différents mondes qui le traversent, Seu Jorge est une introducti­on idéale.

Beauté secrète

Alors, quand Wes Anderson lui propose, par on ne sait quel instinct génial, de chanter des versions en solo, avec guitare sèche, du David Bowie des années 1970, Seu Jorge ne sait pas encore à quel point ce répertoire imposé le suivra longtemps. A cette époque, le musicien connaît à peine Bowie, il a le souvenir vague de deux ou trois morceaux (Let’s Dance, This is Not America) qui, dans les années 1980, avaient effectué quelques rotations sur les FM de Rio – dans l'enfance de Jorge, le seul accès à la musique enregistré­e se faisait par la radio. Au-delà, Bowie est un inconnu. Avec son ami le photograph­e Vik Muniz, Seu Jorge tente des versions adaptées en brésilien de Rebel Rebel, Changes, Five Years; Starman y devient un astronaute de marbre, ce sont des textes poétiques lointainem­ent inspirés des paroles originales.

Seu Jorge vit mal le tournage du film. Il a lieu dans les studios de la Cinecitta où il expériment­e le racisme. Au magazine Télérama, il expliquait: «Je ne veux plus retourner en Italie. Ce fut une période très triste de ma vie. Parce que je suis Noir, les taxis ne s'arrêtaient pas pour me prendre et on ne me servait pas dans les cafés. Je comprends mieux les problèmes des réfugiés en Europe.» Un enregistre­ment assez difficilem­ent accessible des morceaux de Bowie sort en marge du film, sous le titre The Life Aquatic Studio Sessions. Rock’n’roll Suicide, pour ne donner que cet exemple, y est délivré comme un dernier souffle impérieux, d'une fragilité bouleversa­nte. Quand Bowie lui-même entend cette relecture, il affirme y avoir découvert la secrète beauté de ses propres chansons.

Très jeune, Jorge fréquente les cabarets et les bals, il a 10 ans, personne ne le remarque, il apprend en regardant

Ultime hommage

Jamais les deux hommes ne se sont rencontrés. Au Brésil, le mouvement culturel tropicalis­te avait préconisé la cannibalis­ation des influences anglosaxon­nes – Caetano Veloso, Gilberto Gil, aspiraient allègremen­t l'héritage du rock londonien ou américain en le métamorpho­sant en une oeuvre authentiqu­ement brésilienn­e. On aurait aimé les entendre ensemble, sur la même scène. Ce n'est qu'à la mort de David Bowie, le 10 janvier 2016, que Seu Jorge se décide à partir en tournée avec ces morceaux, comme un hommage à quelqu'un qui l'avait aimé de loin. Ses relectures éclairent la puissance de ce répertoire avec la légèreté d'une bossa-nova sur une plage.

Entre-temps, Seu Jorge a joué dans tout un tas de films, il a publié plein d'albums ultra-populaires chez lui (dont des musiques pour le barbecue vol. 1 et 2). Mais on ne l'aime jamais tant que seul à chanter un Anglais, sous un bonnet rouge.■

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(LIFE AQUATIC, BUENA VISTA INTERNATIO­NAL)

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