Le Temps

Mais encore…

Prendre la parole en public peut tétaniser. Pour exorciser la peur panique de bafouiller, on a suivi un atelier d’art oratoire, à la Haute Ecole des arts de la scène à Lausanne. Trois jours pour ne plus trembler au moment d’ouvrir la bouche

- ALEXANDRE DEMIDOFF @alexandred­mdff PHOTOGRAPH­IES: EDDY MOTTAZ/LE TEMPS Demain: Cicéron, l’athlète de la parole

Mots croisés et sudoku, le cocktail du lundi…

Certains jours, on voudrait être Christiane Taubira. Ou Barack Obama. Ce petit trouble de la personnali­té vous prend avant un exposé devant des partenaire­s potentiels, si vous êtes dans les affaires. Ou avant une leçon face à une classe d’ados particuliè­rement chahuteuse. Avant d’affronter des collègues grincheux par principe, un jour où il faut leur présenter un projet ambitieux. Sur le chemin qui conduit au grand oral, vous faites défiler en accéléré les grands discours de Christiane et de Barack. Et puis survient l’heure «H».

Vous ouvrez la bouche, vous êtes Christiane Taubira, cette ardente que ses lettres portent, c’est grisant; mais patatras, vous avez surpris à l’instant un bâillement dans l’assemblée. Et soudain, vous ne reconnaiss­ez plus votre voix: vous pensiez chanter comme le rossignol, vous croassez comme une misérable corneille. Vous trébuchez sur la cinquième phrase, vous cherchez une bouée dans les yeux d’un camarade qui vous fuit, le traître. La bafouille s’achève dans la confusion. A la pause-café, vous voudriez vous noyer dans une tasse. J’ai connu au moins une fois cette débandade.

Alors, pour ne plus jamais vivre ce camouflet, pour ne plus sentir mon coeur cavaler comme des Tatars dans la steppe, j’ai décidé de suivre un atelier d’art oratoire. A Lausanne, la Manufactur­e propose cet enseigneme­nt, trois jours intensifs, huit heures d’exercices sous la direction d’un comédien coach. Ce matin d’été, j’ai poussé la porte du bâtiment rouge de la Haute Ecole des arts de la scène. La Fribourgeo­ise Anne Schwaller m’a accueilli, avec ce mélange de pugnacité bienveilla­nte et de magnétisme qui est sa distinctio­n. Elle-même est actrice et metteuse en scène. Sous son aile, on est une poignée d’apprentis Cicéron.

Le test de la caméra

«L’éloquence n’est pas un don, c’est un art, il se travaille, pose-t-elle. D’habitude, tout part de la tête. J’ai une idée et je la transmets. Nous allons faire l’inverse: partir du corps pour que la voix se libère, que les idées naissent.» Et d’annoncer les objectifs: créer une parole pérenne et persuasive. Comme préliminai­res, elle invite à raconter en deux minutes, face caméra, une prise de parole malheureus­e. Un traumatism­e ancien qui nous tarabuster­ait encore.

Ah, oui, les règles du jeu, celles qu’on se donne: on se tutoie, on s’épaule, on s’éclaire. Critique constructi­ve, comme on dit. Devant l’objectif, je retrace un cauchemar de jeune journalist­e, un débat où cinq invités rogues avaient fait voeu de silence, sous les yeux consternés de 200 témoins. On visionne la performanc­e. Des «euh» en paquets. Sous la table, les jambes jouent un remake de La grande évasion.

La force d’un silence

C’est une bouillie, on peut commencer à sculpter. Première règle: soigner sa posture, énonce Anne Schwaller. Relâcher les genoux; s’enraciner dans le sol, des orteils aux talons; ouvrir le plexus: c’est ainsi que la colonne d’air passera et que la voix portera. «En tant qu’orateur, on tend à l’image la plus simple, il faut réduire les signaux au maximum pour privilégie­r le message.» Deuxième principe: fixer ses yeux sur une personne, puis sur une autre et ainsi de suite. «Il ne faut pas lâcher du regard vos interlocut­eurs, ce sont vos alliés.» Et les «euh», comment les éviter?

Plutôt que cette scorie, oser le silence, répond Anne Schwaller: «Un «euh» est le symptôme d’un vide, un silence annonce un événement.» Ce conseil-là, je l’inscris dans ma paume. Mais le trac, ce coeur qui vire tam-tam? Il est nécessaire, poursuit la comédienne. «Respire profondéme­nt, tu l’apprivoise­ras.»

Le risque de l’instant

Pendant trois jours, j’enchaîne les exercices, physiques, ludiques, théâtraux, histoire d’explorer ce triangle: posture, regard, voix. «L’orateur, explique encore Anne Schwaller, est composé de votre personnali­té et de l’institutio­n que vous représente­z. C’est un masque, il vous ressemble sans être tout à fait vous.»

En guise de petit graal, on plaide une cause qu’on a dans la peau. Dans ma bouche, surprise, pas un «euh», mais des silences en or. J’improvise mon discours, la scène est à moi, je suis Barack et Christiane, ha, ha. Mais non. Je suis juste moi, ajusté à mes mots. L’éloquence? «Accepter le risque de l’instant», souffle Anne Schwaller. C’est ce qui s’appelle conquérir sa liberté.

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Comment convaincre? Anne Schwaller, en bleu, a sa méthode.
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