Le Temps

A Avignon, un périple dramatique de dix heures sur les ruines du rêve américain

- ALEXANDRE DEMIDOFF, AVIGNON @alexandred­mdff

A Avignon, l’artiste français, 31 ans, parachute sa bande d’acteurs dans trois romans fascinants de Don DeLillo. Dix heures d’étreintes, d’explosions et d’amour fou de la littératur­e sur les ruines du rêve américain

Dans son petit sac d’athlète des salles, on a prévu des abricots. Et trois bouteilles d’eau de 50 centilitre­s. A l’entrée de la Fabrica, on a repéré le bar à café. On pressent les coups de mou et les relances nécessaire­s. De quoi parle-t-on? Pas de l’Ultra-Trail du MontBlanc. Mais du plus sportif des spectacles à l’affiche du Festival d’Avignon, dix heures sans entracte. Son auteur? Julien Gosselin, 31 ans, et un goût des sagas politico-fictives qui le distingue.

Sur les gradins, 500 spectateur­s, beaucoup de jeunes, pas forcément tous entraînés. Il est 15 heures. Dans 50 secondes, on plongera dans le cauchemar américain, celui que le romancier Don DeLillo décrit dans Joueurs, Mao II et Les noms, publiés entre la fin des années 1970 et le début des années 1980, trois dissection­s du mal-être d’un pays en proie à sa mauvaise conscience. Dans l’intervalle qui vous sépare de ce triptyque en forme de triathlon, on repense à 2666, le récit-cathédrale du Chilien Roberto Bolaño, adapté ici même par Julien Gosselin il y a deux ans. Cela durait huit heures et on en ressortait électrique, comme après un voyage en sous-marin dans un repaire de squales.

Le punch d’une série

Mais voici que le film vous happe, avec ses gros plans, ses violons et ses synthés de série télé, son parfum de stupre. Julien Gosselin a conçu le premier étage de son enfer caméra au poing: tout est filmé en direct. Sur un grand écran au centre de la scène, flanqué de part et d’autre de deux plus petits, une hôtesse de l’air a annoncé le programme: «Un spectacle de gens ridicules qui font des choses affreuses.»

Ces personnage­s sont a priori ordinaires. Voyez Lyle, trader à Wall Street, élastique avec son physique à la Emmanuel Macron, et son épouse Pammy. Ce sont deux ambitieux dans l’Amérique de Richard Nixon, deux assoiffés de réussite, de sexe, de sensations surtout. On le découvre, lui, à la corbeille, dans la fièvre du Dow Jones, blanc-bec et attrapecoe­ur à la fois. Dans leur appartemen­t à présent, ils jouent un remake de La chevauchée fantastiqu­e sur le canapé. Dans un moment, deux amis gays, fêtards, viendront refaire le monde avec eux. Ces survoltés, tendance trompe-la-mort, sont les Joueurs de Don DeLillo.

La loi du désir

Changement de plan et coup de feu. Un collègue de Lyle est descendu à la corbeille, victime d’une organisati­on révolution­naire, maoïste sans doute. Surprise, Lyle rejoindra ce réseau, aspiré par une Marilyn aussi déterminée que mélancoliq­ue. Tout cela est saisi en direct par un caméraman, derrière les panneaux qui masquent encore la scène. A un moment, Lyle ouvre une porte et se retrouve en face du public, hors de sa bulle spéculativ­e, dans la «vraie vie», en rebord de fiction. C’est ce qu’on appelle en narratolog­ie une «métalepse»: le personnage sort de son cadre.

Tout cela pour dire que Julien Gosselin maîtrise les codes de son récit, qu’il sait faire fructifier les bonnes ficelles des séries, qu’il a le rythme dans les veines et des obsessions qui l’honorent. Sa saga a des trous d’air, comment y échapper? Il n’est pas sûr non plus qu’elle soit aussi forte que 2666, qui avait l’avantage de l’unité de matière. On peut aussi estimer qu’on a déjà éprouvé le sortilège de ce mélange des genres, le plaisir d’être dupé par un feu d’artifice continu.

Mais Julien Gosselin creuse depuis Les particules élémentair­es d’après Houellebec­q, au Théâtre de Vidy en 2015, son sillon: il réfléchit au ressort de nos lâchetés et de nos indifféren­ces, à la nature des engagement­s de sa génération, à la possibilit­é de changer le monde, de penser encore la révolution et ses armes. Dans Mao II, un écrivain ermite à la façon de J.D. Salinger, joué par le pénétrant Frédéric Leidgens, accepte d’être photograph­ié chez lui par une jeune femme qui s’est fixé comme objectif d’immortalis­er tous les poètes de la planète. Parce qu’on ne les entend plus. Elle dit: «J’ai carrément une maladie qui s’appelle l’écrivain.»

Une bonne perche pour regarder vers le haut

Julien Gosselin transmet ce virus-là, l’amour de ces champs de signes qui donnent au fildeféris­te qui vit en chacun un peu d’équilibre. Une bonne perche pour ne pas chuter et pour regarder vers le haut. Tout cela vous agite sur le coup de 2h du matin, tandis que le mistral fouette.

On vient de vivre un triathlon dramatique – on s’est ravitaillé au bar comme tout le monde. On a nagé en eaux sales, celles des batailles de l’ombre. On a couru au bord du vide, celui d’un modèle qui, selon Don DeLillo, cannibalis­e ses protagonis­tes. On a pédalé en état second dans la dernière heure. On a surtout admiré une équipe d’acteurs en surchauffe permanente, mais résistant à tout, c’est-à-dire formidable­s.

A un moment, Lyle ouvre une porte et se retrouve en face du public, hors de sa bulle spéculativ­e, dans la «vraie vie» Julien Gosselin réfléchit au ressort de nos lâchetés, à la nature des engagement­s de sa génération, à la possibilit­é de changer le monde Julien Gosselin filme ses acteurs en direct, histoire de recadrer une action projetée sur écran.

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(CHRISTOPHE RAYNAUD DE LAGE/HANS LUCAS)

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