A Avignon, un périple dramatique de dix heures sur les ruines du rêve américain
A Avignon, l’artiste français, 31 ans, parachute sa bande d’acteurs dans trois romans fascinants de Don DeLillo. Dix heures d’étreintes, d’explosions et d’amour fou de la littérature sur les ruines du rêve américain
Dans son petit sac d’athlète des salles, on a prévu des abricots. Et trois bouteilles d’eau de 50 centilitres. A l’entrée de la Fabrica, on a repéré le bar à café. On pressent les coups de mou et les relances nécessaires. De quoi parle-t-on? Pas de l’Ultra-Trail du MontBlanc. Mais du plus sportif des spectacles à l’affiche du Festival d’Avignon, dix heures sans entracte. Son auteur? Julien Gosselin, 31 ans, et un goût des sagas politico-fictives qui le distingue.
Sur les gradins, 500 spectateurs, beaucoup de jeunes, pas forcément tous entraînés. Il est 15 heures. Dans 50 secondes, on plongera dans le cauchemar américain, celui que le romancier Don DeLillo décrit dans Joueurs, Mao II et Les noms, publiés entre la fin des années 1970 et le début des années 1980, trois dissections du mal-être d’un pays en proie à sa mauvaise conscience. Dans l’intervalle qui vous sépare de ce triptyque en forme de triathlon, on repense à 2666, le récit-cathédrale du Chilien Roberto Bolaño, adapté ici même par Julien Gosselin il y a deux ans. Cela durait huit heures et on en ressortait électrique, comme après un voyage en sous-marin dans un repaire de squales.
Le punch d’une série
Mais voici que le film vous happe, avec ses gros plans, ses violons et ses synthés de série télé, son parfum de stupre. Julien Gosselin a conçu le premier étage de son enfer caméra au poing: tout est filmé en direct. Sur un grand écran au centre de la scène, flanqué de part et d’autre de deux plus petits, une hôtesse de l’air a annoncé le programme: «Un spectacle de gens ridicules qui font des choses affreuses.»
Ces personnages sont a priori ordinaires. Voyez Lyle, trader à Wall Street, élastique avec son physique à la Emmanuel Macron, et son épouse Pammy. Ce sont deux ambitieux dans l’Amérique de Richard Nixon, deux assoiffés de réussite, de sexe, de sensations surtout. On le découvre, lui, à la corbeille, dans la fièvre du Dow Jones, blanc-bec et attrapecoeur à la fois. Dans leur appartement à présent, ils jouent un remake de La chevauchée fantastique sur le canapé. Dans un moment, deux amis gays, fêtards, viendront refaire le monde avec eux. Ces survoltés, tendance trompe-la-mort, sont les Joueurs de Don DeLillo.
La loi du désir
Changement de plan et coup de feu. Un collègue de Lyle est descendu à la corbeille, victime d’une organisation révolutionnaire, maoïste sans doute. Surprise, Lyle rejoindra ce réseau, aspiré par une Marilyn aussi déterminée que mélancolique. Tout cela est saisi en direct par un caméraman, derrière les panneaux qui masquent encore la scène. A un moment, Lyle ouvre une porte et se retrouve en face du public, hors de sa bulle spéculative, dans la «vraie vie», en rebord de fiction. C’est ce qu’on appelle en narratologie une «métalepse»: le personnage sort de son cadre.
Tout cela pour dire que Julien Gosselin maîtrise les codes de son récit, qu’il sait faire fructifier les bonnes ficelles des séries, qu’il a le rythme dans les veines et des obsessions qui l’honorent. Sa saga a des trous d’air, comment y échapper? Il n’est pas sûr non plus qu’elle soit aussi forte que 2666, qui avait l’avantage de l’unité de matière. On peut aussi estimer qu’on a déjà éprouvé le sortilège de ce mélange des genres, le plaisir d’être dupé par un feu d’artifice continu.
Mais Julien Gosselin creuse depuis Les particules élémentaires d’après Houellebecq, au Théâtre de Vidy en 2015, son sillon: il réfléchit au ressort de nos lâchetés et de nos indifférences, à la nature des engagements de sa génération, à la possibilité de changer le monde, de penser encore la révolution et ses armes. Dans Mao II, un écrivain ermite à la façon de J.D. Salinger, joué par le pénétrant Frédéric Leidgens, accepte d’être photographié chez lui par une jeune femme qui s’est fixé comme objectif d’immortaliser tous les poètes de la planète. Parce qu’on ne les entend plus. Elle dit: «J’ai carrément une maladie qui s’appelle l’écrivain.»
Une bonne perche pour regarder vers le haut
Julien Gosselin transmet ce virus-là, l’amour de ces champs de signes qui donnent au fildefériste qui vit en chacun un peu d’équilibre. Une bonne perche pour ne pas chuter et pour regarder vers le haut. Tout cela vous agite sur le coup de 2h du matin, tandis que le mistral fouette.
On vient de vivre un triathlon dramatique – on s’est ravitaillé au bar comme tout le monde. On a nagé en eaux sales, celles des batailles de l’ombre. On a couru au bord du vide, celui d’un modèle qui, selon Don DeLillo, cannibalise ses protagonistes. On a pédalé en état second dans la dernière heure. On a surtout admiré une équipe d’acteurs en surchauffe permanente, mais résistant à tout, c’est-à-dire formidables.
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A un moment, Lyle ouvre une porte et se retrouve en face du public, hors de sa bulle spéculative, dans la «vraie vie» Julien Gosselin réfléchit au ressort de nos lâchetés, à la nature des engagements de sa génération, à la possibilité de changer le monde Julien Gosselin filme ses acteurs en direct, histoire de recadrer une action projetée sur écran.