Nick Cave et le cinéma, histoire d’une relation complexe
Auteur de bandes originales somptueuses, scénariste de longs métrages hantés ou sujet de documentaires consacrés, le rockeur australien – en concert ce jeudi au Montreux Jazz – entretient depuis trente ans une relation intense et complexe avec le septième art
S’offrant une pause durant la tournée américaine engagée avec ses Bad Seeds, Nick Cave organisait en avril 2018 des rencontres intimistes dans quatre villes. Intitulées «Alors, qu’est-ce que vous voulez savoir?», ces tribunes, suivies d’un récital en solo, le voyaient évoquer sa carrière ou bien moquer Jack White, engagé dans une «guerre contre les téléphones portables» durant ses concerts.
Et puis il fut question de cinéma. «J’ai abandonné l’écriture de scénarios, confiait-il. C’est un boulot de chien. Vous êtes vraiment tout au bout de la chaîne alimentaire. Votre travail sera bousillé par des gars qui n’y connaissent rien. Ce milieu est horrible.» Voilà pour ceux qui imaginaient le chanteur, devenu scénariste des longs métrages The Proposition (2005) ou Des hommes sans loi (2012), reprendre prochainement du service au grand écran.
Bref épisode vécu il y a peu à une terrasse genevoise: un groupe d’auteurs et réalisateurs - dont on fait partie - tâchent d’ébaucher ensemble les grands principes d’un projet audiovisuel. En question, mettre en scène un musicien autour de souvenirs dont on le pousserait à retrouver la trace. Mais quel artiste choisir? Autour de la table, que des fans de Cave. Son nom est naturellement immédiatement jeté. D’accord, mais où observer le «grand lord gothique»? A Brisbane, où il a grandi, à Berlin, où il a taillé sa légende, à Brighton, où il vit? Hésitations. Fâcheries.
Raviver des souvenirs
Et puis, parmi 100 mémoires de Cave, dans quel espace spécifique l’inviter à être observé? Voyons: pourquoi pas ce club où le filme Wim Wenders dans Les ailes du désir (1987)? Ou bien le studio dans lequel ont été capturées les scènes de One More Time With Feeling (2016), documentaire autour de la conception de Skeleton Tree (2016), album de deuil écrit en mémoire de son fils disparu? Et encore ce bureau montré dans le docufiction halluciné 20000 jours sur terre (2014)? Nicholas Edward Cave n’y poursuit-il pas dès qu’il lui est possible, et selon des horaires immuablement fixes, son oeuvre majuscule composée entre chansons, romans, scores et scénarios – portés à l’écran ou non?
Parmi ces scripts, il est d’ailleurs ce Christ Killer, projet de suite donné au péplum Gladiator (2000), commandé par Russell Crowe en personne auquel on rêverait bien de jeter un oeil. «On y découvre à la fin que le messie est en fait le fils de Maximus, expliquait Nick au podcast américain WTF, et qu’il s’est fait tromper par les dieux.» Le scénario fut présenté aux studios. Sanction? Refus partout et sans appel.
Production intimidante
Trop fans de Cave pour être objectifs, on s’est finalement révélés incapables de choisir un lieu où l’élégant pouvait en entier être conté. Mais avant de renoncer, comme pour retenir encore l’instant où demeurait la probabilité minuscule d’une collaboration avec un homme de sa qualité, l’idée curieuse fut lancée de le traquer dans les espaces montrés au cinéma, où ses chansons sont jouées. Piste insensée, bien sûr. Insensée, car… quel titre choisir? Un oeil à la production intimidante de l’idole réalisée pour le grand écran depuis le début du siècle suffit à vous décourager.
Auteur de bandes originales majestueuses signées avec Warren Ellis pour Andrew Dominik (L’assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford, 2007) ou Deniz Gamze Ergüven (Mustang, 2015), son répertoire a également été emprunté pour accompagner des oeuvres nombreuses, dont certaines moins mémorables que d’autres, comme Shrek 2 (2004) ou Scream (1995). Mais ici, halte! Car dans ce slasher signé Wes Craven s’entend un titre tenu pour archi-culte par les admirateurs du natif de Warracknabeal, Australie: Red Right Hand. «C’est un dieu, c’est un homme, c’est un fantôme, c’est un gourou», y chante-t-il.
«Rockeur branché»
Inspiré d’un poème de John Milton, Le paradis perdu (1667), cet air taciturne évoquant les climats au cordeau de La nuit du chasseur de Charles Laughton s’est depuis bizarrement inscrit dans la culture populaire par le biais du grand et du petit écran: tant chez les Farrelly (Dumb et Dumber) que chez Tom DiCillo (Box of Moonlight), tant chez Guillermo del Toro (Hellboy) qu’au creux des séries The X-Files ou Peaky Blinders. Mais pourquoi? «Un bon titre a la capacité de se révéler à vous-même longtemps après que vous l’ayez écrit, expliquait Nick Cave en 2007. Celui-ci est plutôt convaincant dans ce registre.»
Michael Nobrega, représentant des intérêts des Bad Seeds outre-Atlantique, donnait au magazine Variety, lui, une raison moins conceptuelle: «Les décideurs qui choisissent les musiques des films sont généralement de grands fans de rock’n’roll. Ils adorent tous Cave. Il a 60 ans et reste le type le plus branché à la ronde.» Branché? Pas sûr que le compliment ravisse l’intéressé. Nous, on a remisé au placard le projet qui nous occupait. A sa place a germé l’idée d’un concert filmé durant lequel Nick interpréterait ses oeuvres principales composées pour le septième art. C’est pas gagné. Mais The Bad Seeds joueront Red Right Hand, jeudi soir à l’Auditorium Stravinski. ■
«J’ai abandonné l’écriture de scénarios. C’est un boulot de chien. Vous êtes tout au bout de la chaîne alimentaire. Votre travail sera bousillé par des gars qui n’y connaissent rien» NICK CAVE
Nick Cave & The Bad Seeds en concert au Montreux Jazz Festival, Auditorium Stravinski, jeudi 12 juillet, avec Anna von Hausswolff. www.montreuxjazzfestival.com