Le Temps

Le marché de la cocaïne en Suisse pèse 5 tonnet 500 millions

DROGUE Une étude passe au crible le marché de la cocaïne dans le canton de Vaud. Un commerce lucratif et mondialisé dont le deal de eprésente que la pointe de l’iceberg

- CÉLINE ZÜND @celinezund

D'où vient la cocaïne vendue à Lausanne? Dans le débat explosif autour du deal de rue dénoncé par Fernand Melgar il y a quelques semaines, l'émotion a souvent pris le pas sur les faits. Apporter des données précises pour mieux comprendre et améliorer les politiques publiques: c'est toute l'ambition de la vaste enquête vaudoise sur le marché des stupéfiant­s publiée ce jeudi. L'étude Marstup a été réalisée par Addiction Suisse, l'Ecole des sciences criminelle­s de l'Université de Lausanne (ESC) et l'Institut universita­ire de médecine sociale et préventive du CHUV. Elle se penche sur le marché des stimulants dans le canton: cocaïne, amphétamin­e, MDMA, méthamphét­amine. Mais ses enseigneme­nts valent plus largement pour toute la Suisse.Au fil de leur enquête, les chercheurs lausannois ont retracé le parcours de la cocaïne, la drogue illégale la plus répandue dans les villes helvétique­s après le cannabis. Ils se sont entretenus avec tous les acteurs du marché: policiers, dealers, informateu­rs et consommate­urs. Ils ont décortiqué la compositio­n chimique des produits saisis par la police et fait parler les eaux usées.

Premier enseigneme­nt: quelque 16 270 personnes consomment de la cocaïne dans le canton, soit 2,5% de la population: une prévalence très supérieure à celle mesurée dans les enquêtes auprès de la population (1%). Parmi ces usagers, seuls 20% prennent régulièrem­ent de la cocaïne. Mais cette minorité, qui compte autant de toxicomane­s en rupture que de travailleu­rs devenus dépendants au produit pour performer, absorbe 80% de la poudre en circulatio­n. La grande majorité des usagers de cocaïne – l'ouvrier éreinté sortant du chantier le soir ou le fêtard du week-end – sont des consommate­urs occasionne­ls.Dans le canton de Vaud, entre 416 et 500 kilogramme­s de poudre blanche sont consommés chaque année. Les saisies de la police, 39 kilos par an, ne représente­nt que 8 à 9% de cette quantité. Si l'on extrapole ces chiffres, on peut estimer que 5 tonnes de cocaïne par an circulent sur le marché suisse. Chiffre d'affaires de ce business illégal dans le canton de Vaud: entre 47 et 57 millions de francs (pour un revenu situé entre 28 et 39 millions de francs). Soit là aussi, en extrapolan­t, un demi-milliard de francs de chiffre d'affaires pour l'ensemble du pays.

Un marché dominé par les Nigérians

Si le commerce de l'héroïne, qui transite par les Balkans, est tenu depuis près de 25 ans par des groupes albanophon­es, celui de la cocaïne implique essentiell­ement des acteurs d'Afrique de l'Ouest. Un groupe domine le marché à partir des années 80 surtout: les Nigérians, présents à tous les échelons, depuis l'exportatio­n en Amérique du Sud jusqu'aux rues de Lausanne. L'apparition de ces réseaux s'explique par l'échec de la mise en place de l'Etat au Nigeria, la corruption qui frappe ce pays et une partie de ses élites, ou encore le manque de perspectiv­es pour sa jeune population.

Leur fonctionne­ment «s'appuie sur des structures familiales, locales et ethniques», précise l'étude. Il ressemble davantage à un réseau d'entreprene­urs flexibles et peu hiérarchis­és qu'à un système mafieux. Au Nigeria, des hommes d'affaires clés appelés «barons», souvent actifs dans d'autres commerces, licites, disposent de bonnes relations ou d'un accès au pouvoir. Ils profitent d'une main-d'oeuvre abondante, des jeunes hommes et femmes prêts à prendre de grands risques pour quitter leur pays et rejoindre l'Europe.

Ces derniers jouent le rôle de «mules». Les convoyeurs dissimulen­t la cocaïne en ingérant les fingers – cylindres de 10 grammes emballés dans du papier cellophane entouré de scotch (un individu peut ingérer jusqu'à 1,5 kg). En Suisse, le produit arrive dans des lieux de dépôt, en général un appartemen­t, avant d'être acheminé par des intermédia­ires via des lots de 50 à 200 grammes chez des semi-grossistes, qui alimentent parfois plusieurs dizaines de revendeurs. Coursier, grossiste, vendeur: les rôles sont interchang­eables.

«Pour un dealer, la rue représente la porte d'entrée dans le trafic. La plupart, arrivés en Suisse avec un statut leur permettant de circuler dans l'espace Schengen, tentent de grimper les échelons pour arriver au rang de semi-grossiste, qui dispose de contacts lui permettant d'importer la drogue de l'étranger», souligne Pierre Esseiva, chercheur. A ce stade, il peut espérer tirer des revenus entre 10 000 et 15 000 francs par mois en cas de livraison hebdomadai­re. «Ce n'est pas tant l'activité criminelle et son contrôle qui semblent prédominan­ts que le business qu'elle permet», précisent les chercheurs.

A côté des Nigérians, le commerce de cocaïne implique aussi des Gambiens et des Guinéens et, dans une moindre mesure, des ressortiss­ants d'Amérique latine, d'Albanie, du Maghreb, du Liban, quelques Européens et des Suisses. Le deal de rue n'est que la partie immergée du trafic: la drogue est revendue en général sous forme de boulettes de 1 gramme dans des bars ou, lorsque le vendeur dispose d'une clientèle fidèle, livrée à domicile sur commande par téléphone. A l'arrivée, le prix et la qualité de la cocaïne, souvent coupée plusieurs fois, varient fortement: de 100 à 1500 francs le gramme pur. «La drogue ne coûte pas cher: une ligne de coke, soit 0,1 à 0,2 gramme, revient à 15-20 francs, l'équivalent d'un ticket de cinéma», souligne Frank Zobel, l'un des auteurs.

Des Andes aux rues lausannois­es

Avant de finir dans les narines d'un consommate­ur suisse, la cocaïne commence sa vie dans les régions reculées des Andes, en Amérique du Sud. La Colombie, le Pérou et la Bolivie sont les principaux pays producteur­s. Selon la dernière estimation de l'Office des Nations unies contre la drogue et le crime (UNODC), cette culture représenta­it 156 500 hectares de buissons de coca en 2015, soit la superficie du canton de Lucerne. Les cocaïers sont en général plantés par de petits agriculteu­rs dans des zones tenues par des groupes armés, qui contrôlent l'ensemble de la filière. Les feuilles de coca sont acheminées dans des laboratoir­es clandestin­s pour produire la cocaïne base, ensuite transformé­e en poudre par un processus chimique, puis conditionn­ée dans des paquets de 1 kilo.«Les routes passent ces dernières années de plus en plus par les ports de marchandis­es du Venezuela et d'Amérique centrale. Pour le transport vers l'Europe, c'est la route par le Brésil qui s'est renforcée ces dernières années», indique l'étude Marstup. La méthode la plus connue pour transporte­r de grandes quantités de stupéfiant­s à travers l'Atlantique est celle du «rip on/rip off»: la cocaïne est dissimulée dans des containers transporta­nt des marchandis­es légales, comme des bananes. «Cette méthode ne peut fonctionne­r que si, des deux côtés de l'océan, des employés portuaires et des douaniers collaboren­t avec les trafiquant­s», précise l'étude. La marchandis­e est réceptionn­ée dans des ports européens comme ceux de Rotterdam aux Pays-Bas, Anvers en Belgique, ou Gioia Tauro en Italie. De là, la cocaïne partira ensuite inonder toute l'Europe.

* Zobel F., Esseiva P., Udrisard R., Lociciro S., Samitca S. (2018). Le marché des stupéfiant­s dans le canton de Vaud: cocaïne et autres

stimulants, Lausanne. Addiction Suisse/ Ecole des sciences criminelle­s/Institut universita­ire de médecine sociale et préventive.

La grande majorité des usagers de cocaïne sont des consommate­urs occasionne­ls

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland