Le Temps

A vous le ballon, à nous la victoire

- LIONEL PITTET @lionel_pittet

L’équipe de France a délibéréme­nt laissé la possession de balle à la Belgique pour atteindre la finale de la Coupe du monde 2018. En Russie, le pragmatism­e l’emporte sur l’ambition de produire du «beau jeu», même dans l’esprit de ceux qui ont le choix

La marée rouge n'aura pas fait céder la digue bleue. Après avoir ouvert le score contre la Belgique en demi-finale de la Coupe du monde, l'équipe de France s'est retranchée derrière les sacs de sable, colmatant les failles avec précaution. Elle avait pris le parti de laisser l'initiative du jeu à l'adversaire depuis le début de la rencontre, mais elle a accentué son repli dès le coup de tête décisif de Samuel Umtiti.

Il ne faut pas croire que les hommes de Didier Deschamps ont subi. Ils ont délibéréme­nt décidé d'abandonner le ballon à ceux de Roberto Martinez qui, comme l'espérait le champion du monde 1998, ont été incapables d'en faire la clé du verrou tricolore. Les Belges ont terminé le match avec 60% d'une possession de balle si stérile qu'ils se sont créé moins d'occasions de but (9 contre 19 pour les Bleus).

Au-delà de ce match, de nombreuses équipes ont combiné en Russie organisati­on stricte et «abandon» du cuir pour faire la différence. Mardi soir, sur le plateau de la RTS, Pablo Iglesias y décelait à chaud une véritable tendance. Contacté par Le Temps, le directeur technique du Lausanne-Sport développe: «C'est ce qu'il restera de cette Coupe du monde sur le plan tactique: il n'y a plus besoin d'avoir le ballon pour gagner. Il vaut mieux un bloc défensif bas et solide, et la capacité de marquer soit sur une contre-attaque, soit sur une balle arrêtée.»

Pragmatism­e et panache

Minutieuse­ment préparée par le maître tacticien Carlos Queiroz, la modeste équipe d'Iran n'a perdu contre l'Espagne que d'un but inscrit en toute fin de match, et elle a tenu en échec le Portugal, avec respective­ment 30 et 26% de possession. La Corée du Sud a renvoyé la Mannschaft en Allemagne avec une victoire 2-0 mais seulement 30% de possession. A domicile, la Sbornaja de Stanislav Tchertches­sov a serré les boulons jusqu'à emmener l'Espagne puis la Croatie aux tirs au but (avec 35% de possession à chaque fois). La Suède a tiré le meilleur d'un potentiel limité en atteignant les quarts de finale, notamment au détriment de l'équipe de Suisse, qu'elle a battue avec 32% de possession.

Après la victoire de la Russie contre l'Espagne en huitième de finale, de nombreuses voix se sont élevées pour dénoncer sa stratégie défensive, attentiste. Parmi les plus virulentes, celle du journalist­e Daniel Riolo pointait sur BFM TV «une tactique de lâches» et «un football immonde». En se hissant en finale avec plus de pragmatism­e que de panache, l'équipe de France revalorise les performanc­es de ces «petites équipes» que beaucoup se réjouissai­ent de voir prendre la porte du Mondial. Elle valide leur propositio­n de football.

Il est d'autant plus significat­if de voir les Bleus adopter cette stratégie que Didier Deschamps dispose de joueurs parfaiteme­nt capables de jouer – et même de gagner – différemme­nt. Mais il estime que c'est ainsi qu'il a le plus de garanties d'aller au bout. «Cette équipe de France est programmée pour gagner la Coupe du monde et elle adapte sa stratégie dans ce but, analyse Pablo Iglesias. Un Antoine Griezmann, on le voit finalement assez peu dans le jeu, parce qu'il se plie à la rigueur imposée par Deschamps.»

Le traumatism­e de l’Euro

La fin du football de possession pend au nez du football des nations depuis quelques années. Inventé dans sa forme moderne par l'Espagne au milieu des années 2000, développé avec davantage de percussion offensive par l'Allemagne jusqu'à la Coupe du monde 2014, il s'est clairement émoussé lors de l'Euro 2016 avec la victoire d'un Portugal valant surtout par son organisati­on. En finale, une France joueuse s'y était cassé les dents malgré 59% de possession de balle. Didier Deschamps en a tiré les leçons qui s'imposaient.

Dans ce contexte, les ambitieux ont abandonné aux idéalistes l'impératif du «beau jeu», notion un peu floue qui suppose d'avoir la maîtrise du ballon et d'en faire un usage à la fois utile et spectacula­ire. L'entraîneur Christian Gourcuff le disait un jour à So Foot: «Avoir la possession, c'est valorisant, mais si vous n'avez pas la percussion, les joueurs offensifs en mesure de profiter de cette possession, cela ne sert à rien.»

Il faut également rappeler que le football de possession est aussi une stratégie de contrôle davantage que d'attaque. En 2010, l'Espagne est sacrée championne du monde en n'ayant marqué que huit buts en sept matchs. Deux de moins que la France en 2018 avant la finale… S'il faut déployer des trésors d'animation offensive pour renverser une situation mal emmanchée, alors elle s'y colle (comme contre l'Argentine en huitième de finale, 4-3). Mais mettre un but sur corner et «parquer le bus» devant le but, selon une expression souvent entendue pendant le Mondial russe, ça va aussi.

La question du spectacle

Après leur défaite, les footballeu­rs belges étaient amers, frustrés d'avoir vu leurs adversaire­s «défendre à onze à quarante mètres de leur but» (dixit le gardien Thibaut Courtois). «Oui, mais nous sommes en finale», rétorque le prodige Kylian Mbappé. En d'autres termes: les gagnants ont toujours raison. «Le problème, c'est que le football de performanc­e apparaît de plus en plus dissocié d'un football de spectacle, estime Pablo Iglesias. Or, moi, vous, quand nous allons au stade, c'est un spectacle que nous attendons. Au bout du compte, combien de matchs l'amoureux du football retiendra-t-il de ce Mondial? Pas tant que ça…»

Pour le directeur sportif du Lausanne-Sport, la question des répercussi­ons sur le football de base n'est pas à occulter. Quand l'Espagne était au sommet de son art, tous les entraîneur­s de jeunes voulaient insuffler un esprit «tiki-taka» à leur équipe. Qu'adviendra-t-il après une Coupe du monde où près d'un but sur deux aura été inscrit à la suite d'une balle arrêtée (contre une sur cinq en général lors des grands tournois), où la possession aura été un fardeau plus qu'une arme et où le repli défensif très bas aura pris le pas sur le pressing à mi-terrain? «Il faut espérer que les formateurs ne se mettent pas à travailler dans cet esprit avec les enfants, lance Pablo Iglesias. Car quand un gamin vient au football, c'est pour jouer avec un ballon. S'il n'en a pas envie, il fait un autre sport.»

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