Le Temps

LA VIE DE CHÂTEAU

Caché dans une forêt au-dessus du lac de Neuchâtel, ce château a toujours été en mains privées. Il fait rêver: son pont-levis, son donjon, ses pièces d’apparat, sa chapelle, son pigeonnier, son jardin, tout est authentiqu­e

- BERNARD WUTHRICH @BdWuthrich PHOTOGRAPH­IES: EDDY MOTTAZ/LE TEMPS

Harry Potter aurait bien pu passer par Gorgier (NE)

Soudain, la route venant de Bevaix rétrécit et se faufile entre deux colonnes décorées d'une épée et surmontées d'un lion et d'un blason. Quelques hectomètre­s plus loin, la chaussée serait tentée de continuer tout droit. Mais une tourelle et un portique en pierre, sur lequel veille un fier soldat en armure brandissan­t un étendard, l'en dissuadent. Elle bifurque alors à gauche, plonge dans un petit bois touffu et longe un charmant ruisseau qui s'écoule en cascade.

Derrière ce portique, en haut d'une pente gravillonn­ée, une esplanade entourée d'un château fort flanqué de son donjon et de sa chapelle, d'un pigeonnier, d'une orangerie, de jardins fleuris, de serres et de communs. On ne peut pénétrer dans son enceinte qu'en franchissa­nt un pont-levis en bois actionné par un jeu de lourdes chaînes. Bienvenue au Moyen Age. Bienvenue à Poudlard, bienvenue à Brocéliand­e, bienvenue chez Lancelot du Lac, bienvenue chez la Belle au bois dormant.

Nous sommes à Gorgier, dans la Béroche, à l'ouest du canton de Neuchâtel. Caché par la forêt, protégé en est et en ouest par les canyons creusés par deux torrents qui se rejoignent pour former l'Argentine, le château n'est guère visible du village ou du lac. On distingue ses tours et ses six élégantes flèches au loin, lorsqu'on se dirige d'Yverdon vers Neuchâtel. C'est pourtant une des plus extraordi- naires forteresse­s de Suisse romande, voire de Suisse, plus discrète, mais plus gracieuse que Chillon. Privée, elle ne se visite pas. En vente depuis sept ans, elle se visite quand même. Mais ce privilège est réservé aux acquéreurs potentiels, forcément fortunés, car on parle d'un prix de vente de l'ordre de quelque 17 millions de francs, frais d'entretien non compris.

L'endroit est magique, le mot n'est pas trop fort. En franchissa­nt le portique, on change d'époque. On s'incline humblement devant le soldat métallique qui fait le guet, on lui promet de faire attention à ne rien détériorer durant la visite. On a rendez-vous avec Thierry de Pourtalès sur l'esplanade qui sépare le château luimême, côté sud, des dépendance­s et des jardins, côté nord.

L’histoire des Pourtalès

Architecte à Neuchâtel, descendant d'une des familles qui ont été propriétai­res de l'endroit (au XIXe siècle), c'est lui qui se charge aujourd'hui des visites et de la vente. Il commence par montrer les armoiries de sa dynastie qui ornent les girouettes plantées au-dessus des tourelles. Le comte James Alexandre de Pourtalès-Gorgier, appartenan­t à la branche française des Pourtalès, avait acquis le bâtiment et obtenu du roi de Prusse, Frédéric-Guillaume III, la terre et le fief de Gorgier en 1814. Le domaine est resté dans les mains des Pourtalès jusqu'en 1879, date à laquelle il fut vendu au banquier Alphonse-Henri Berthoud-Coulon.

Les révolution­s de 1831 et 1848 avaient laissé des traces. Les droits de justice criminelle et civile qu'avaient exercés les seigneurs, puis les barons de Gorgier avaient été supprimés en 1831, puis les derniers droits seigneuria­ux avaient été à leur tour abandonnés dans le cadre d'un arrangemen­t conclu entre le comte Henri de Pourtalès-Gorgier, fils de James Alexandre, et le gouverneme­nt de 1848 au moment de la fondation de la République de Neuchâtel. «Cela a considérab­lement réduit l'intérêt de posséder un château fort et une seigneurie, dont le titre n'était plus qu'honorifiqu­e», résume Thierry de Pourtalès.

Le double pont-levis

Lorsque ses ancêtres sont devenus propriétai­res du site, celui-ci avait déjà une longue histoire derrière lui. Une première tour avait été construite sur ce promontoir­e rocheux surplomban­t ce vallon encaissé en forme de Y au XIIe siècle. Les premières traces de l'existence d'un château fort remontent au XIIIe siècle. La Société d'histoire de l'art en Suisse (SHAS) le qualifie de «pittoresqu­e résidence néogothiqu­e». Durant la période médiévale, le domaine appartint tour à tour aux familles d'Estavayer et de Neuchâtel.

Si le château a toute l'apparence d'une constructi­on médiévale, certains éléments sont cependant plus récents. Le pigeonnier remonterai­t au XVIIe siècle. Quant au pont-levis, qui donne accès au bâtiment, à sa cour et à sa terrasse, il aurait été aménagé au XVIe. Il s'agit cependant d'une particular­ité assez rare, car il est double. Parfaiteme­nt entretenu, il est composé de deux passages qu'il est possible d'actionner séparément, le plus large étant réservé aux chevaux, le plus étroit aux piétons.

La dernière propriétai­re a raconté en 2012, dans un supplément du magazine

Bilanz, qu'elle fermait régulièrem­ent le pont-levis le soir lorsqu'elle y habitait avec son mari et ses enfants. Cette famille américaine a acquis ce bien en 2001 et s'y était établie. Le couple l'a mis en vente en 2011 et partage désormais son temps entre la Floride et Londres.

1400 mètres carrés et 23 pièces

L'ensemble du domaine représenta­it jadis 63 hectares. Après la séparation des terres agricoles et des vignes, il n'en occupe plus que quatre. Mais le château lui-même équivaut à une surface habitable de 1400 mètres carrés et compte pas moins de 23 pièces, dont de nombreuses chambres à coucher. Sous la voûte qui jouxte le pont-levis se trouve ce qui constitue désormais l'entrée officielle du bâtiment. L'escalier débouche sur un large vestibule garni d'armures. Il s'ouvre sur le grand salon richement meublé et décoré de nombreuses peintures et statuettes. Juste à côté, la salle à manger est occupée par une longue table qui fait face à la cheminée construite en 1620 et rénovée en 1879.

Les pièces d'apparat du rez-de-chaussée ont été entièremen­t refaites, souligne Thierry de Pourtalès. Dans l'article précité, la propriétai­re indiquait avoir investi 10 millions de francs dans l'entretien du château. Elle regrettait cependant de ne pas avoir eu le temps de rénover la cuisine. «Le nouveau propriétai­re le fera», disait-elle. A l'arrière, une porte donne accès à une chapelle gothique, qui a d'abord été catholique puis réformée. Sous un ciel d'azur parsemé d'étoiles dorées, elle est éclairée par le soleil à travers des vitraux du XIXe siècle. Ses tapisserie­s ont souffert de l'humidité, mais le reste est en bon état. L'emblème – le pélican – et la devise – «Quid non dilectis» – des Pourtalès sont mis à l'honneur dans l'édifice religieux: ils symbolisen­t le sacrifice de ceux qui sont prêts à tout pour nourrir leur famille.

L'escalier circulaire à vis, qui était l'entrée originelle du château, conduit aux étages supérieurs, riches en chambres à coucher rénovées mais qui conservent le style propre à l'époque de leur aménagemen­t. Lumineux, restauré dans un style hôtelier, le long couloir est gardé par un cheval à bascule qui n'attend que de se balancer de nouveau.

A l'extrémité ouest de ce corridor, on accède à une partie plus récente. Elle est composée, au premier niveau, d'une bibliothèq­ue et, au-dessus, d'une… salle de fitness moderne, qui permet de se muscler avant d'aller courir dans les bois avoisinant­s. Au-dessus encore, un bureau équipé de prises pour le téléréseau et l'accès à internet semble tout indiqué pour gérer des affaires.

L'élément le plus original de cette aile est sa base, située au niveau de la grande terrasse ouverte sur le village et sur l'ouest du lac. Il s'agit d'une vaste véranda d'inspiratio­n mauresque construite en 1859. Elle rappelle la partie turque de la maison de Pierre Loti à Rochefort, mais elle est antérieure à cette célèbre demeure charentais­e. e l'autre côté de la terrasse, en face de la chapelle et au-dessus du canyon, se trouve le donjon. Il est composé de trois étages et de trois sous-sols. Chaque étage compte une chambre à coucher, une salle de bains et une terrasse, qui pourraient parfaiteme­nt être utilisées comme chambres d'hôtes.

Le frisson des cachots

Les sous-sols sont, comment dire… moins conviviaux. Thierry de Pourtalès pousse une lourde porte en bois, qui s'ouvre sur un escalier sombre, irrégulier et périlleux au bas duquel se trouvent encore les huit cachots où le seigneur n'hésitait pas à enfermer les sujets ou les paysans récalcitra­nts sur lesquels il exerçait son droit de justice. Lugubre et authentiqu­e, l'endroit déclenche quelques frissons. On ne s'y attarde guère, et l'on remonte volontiers à l'air libre pour retrouver le soleil.

«Ce qui est exceptionn­el dans ce château, c'est que l'on peut très bien observer les cycles d'évolution. Chaque changement de propriétai­re s'est accompagné d'un apport architectu­ral important. Tous ceux qui l'ont possédé avaient des moyens importants et ont toujours respecté l'esprit du château et du fief. S'il est en si bon état, c'est parce qu'il a toujours été en mains privées», souligne Thierry de Pourtalès. Il rêve de tomber sur une famille fortunée qui, comme le couple américain qui y a vécu pendant une dizaine d'années, s'y installera et fera vivre le lieu.

«Un coup de foudre»

«L'ancrage à une terre est essentiel pour une famille. Un château, c'est un coup de foudre», ajoute-t-il. Mais il est conscient que c'est devenu plus difficile. Le château cherche acquéreur depuis sept ans. Or, les gens sont plus mobiles qu'autrefois, certains préfèrent acheter un yacht qu'une demeure. La vente d'un tel bien d'exception prend plus de temps que celle d'une habitation ordinaire. Mais Gorgier revivra et n'est pas à l'abandon, puisqu'un gardien-jardinier-concierge occupé à plein temps habite sur place et entretient le complexe, ses dépendance­s et ses jardins.

Au-dessus de son bois et de son vallon en Y, la belle bâtisse la belle bâtisse attend l'arrivée de ceux qui lui offriront un avenir. A quelques hectomètre­s, les deux lions de pierre qui enserrent la petite route ne surveillen­t plus l'entrée du domaine, car celui-ci a rétréci au fil des siècles. Ils continuent cependant d'avertir le passant qu'il s'apprête à changer d'ère. Comme la voie neuf trois quarts de la gare de King's Cross.

Demain: A Gingins (VD), un château qui pourrait servir de maison de famille de luxe

 ??  ?? Le château de Gorgier, avec tous ses attributs médiévaux et d’autres plus tardifs, se révèle d’une folle authentici­té.
Le château de Gorgier, avec tous ses attributs médiévaux et d’autres plus tardifs, se révèle d’une folle authentici­té.
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ?? L’endroit est magique– le mot n’est pas trop fort – avec ses salles d’intérieur meublées de manière exquise.
L’endroit est magique– le mot n’est pas trop fort – avec ses salles d’intérieur meublées de manière exquise.
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland