LA VIE DE CHÂTEAU
Caché dans une forêt au-dessus du lac de Neuchâtel, ce château a toujours été en mains privées. Il fait rêver: son pont-levis, son donjon, ses pièces d’apparat, sa chapelle, son pigeonnier, son jardin, tout est authentique
Harry Potter aurait bien pu passer par Gorgier (NE)
Soudain, la route venant de Bevaix rétrécit et se faufile entre deux colonnes décorées d'une épée et surmontées d'un lion et d'un blason. Quelques hectomètres plus loin, la chaussée serait tentée de continuer tout droit. Mais une tourelle et un portique en pierre, sur lequel veille un fier soldat en armure brandissant un étendard, l'en dissuadent. Elle bifurque alors à gauche, plonge dans un petit bois touffu et longe un charmant ruisseau qui s'écoule en cascade.
Derrière ce portique, en haut d'une pente gravillonnée, une esplanade entourée d'un château fort flanqué de son donjon et de sa chapelle, d'un pigeonnier, d'une orangerie, de jardins fleuris, de serres et de communs. On ne peut pénétrer dans son enceinte qu'en franchissant un pont-levis en bois actionné par un jeu de lourdes chaînes. Bienvenue au Moyen Age. Bienvenue à Poudlard, bienvenue à Brocéliande, bienvenue chez Lancelot du Lac, bienvenue chez la Belle au bois dormant.
Nous sommes à Gorgier, dans la Béroche, à l'ouest du canton de Neuchâtel. Caché par la forêt, protégé en est et en ouest par les canyons creusés par deux torrents qui se rejoignent pour former l'Argentine, le château n'est guère visible du village ou du lac. On distingue ses tours et ses six élégantes flèches au loin, lorsqu'on se dirige d'Yverdon vers Neuchâtel. C'est pourtant une des plus extraordi- naires forteresses de Suisse romande, voire de Suisse, plus discrète, mais plus gracieuse que Chillon. Privée, elle ne se visite pas. En vente depuis sept ans, elle se visite quand même. Mais ce privilège est réservé aux acquéreurs potentiels, forcément fortunés, car on parle d'un prix de vente de l'ordre de quelque 17 millions de francs, frais d'entretien non compris.
L'endroit est magique, le mot n'est pas trop fort. En franchissant le portique, on change d'époque. On s'incline humblement devant le soldat métallique qui fait le guet, on lui promet de faire attention à ne rien détériorer durant la visite. On a rendez-vous avec Thierry de Pourtalès sur l'esplanade qui sépare le château luimême, côté sud, des dépendances et des jardins, côté nord.
L’histoire des Pourtalès
Architecte à Neuchâtel, descendant d'une des familles qui ont été propriétaires de l'endroit (au XIXe siècle), c'est lui qui se charge aujourd'hui des visites et de la vente. Il commence par montrer les armoiries de sa dynastie qui ornent les girouettes plantées au-dessus des tourelles. Le comte James Alexandre de Pourtalès-Gorgier, appartenant à la branche française des Pourtalès, avait acquis le bâtiment et obtenu du roi de Prusse, Frédéric-Guillaume III, la terre et le fief de Gorgier en 1814. Le domaine est resté dans les mains des Pourtalès jusqu'en 1879, date à laquelle il fut vendu au banquier Alphonse-Henri Berthoud-Coulon.
Les révolutions de 1831 et 1848 avaient laissé des traces. Les droits de justice criminelle et civile qu'avaient exercés les seigneurs, puis les barons de Gorgier avaient été supprimés en 1831, puis les derniers droits seigneuriaux avaient été à leur tour abandonnés dans le cadre d'un arrangement conclu entre le comte Henri de Pourtalès-Gorgier, fils de James Alexandre, et le gouvernement de 1848 au moment de la fondation de la République de Neuchâtel. «Cela a considérablement réduit l'intérêt de posséder un château fort et une seigneurie, dont le titre n'était plus qu'honorifique», résume Thierry de Pourtalès.
Le double pont-levis
Lorsque ses ancêtres sont devenus propriétaires du site, celui-ci avait déjà une longue histoire derrière lui. Une première tour avait été construite sur ce promontoire rocheux surplombant ce vallon encaissé en forme de Y au XIIe siècle. Les premières traces de l'existence d'un château fort remontent au XIIIe siècle. La Société d'histoire de l'art en Suisse (SHAS) le qualifie de «pittoresque résidence néogothique». Durant la période médiévale, le domaine appartint tour à tour aux familles d'Estavayer et de Neuchâtel.
Si le château a toute l'apparence d'une construction médiévale, certains éléments sont cependant plus récents. Le pigeonnier remonterait au XVIIe siècle. Quant au pont-levis, qui donne accès au bâtiment, à sa cour et à sa terrasse, il aurait été aménagé au XVIe. Il s'agit cependant d'une particularité assez rare, car il est double. Parfaitement entretenu, il est composé de deux passages qu'il est possible d'actionner séparément, le plus large étant réservé aux chevaux, le plus étroit aux piétons.
La dernière propriétaire a raconté en 2012, dans un supplément du magazine
Bilanz, qu'elle fermait régulièrement le pont-levis le soir lorsqu'elle y habitait avec son mari et ses enfants. Cette famille américaine a acquis ce bien en 2001 et s'y était établie. Le couple l'a mis en vente en 2011 et partage désormais son temps entre la Floride et Londres.
1400 mètres carrés et 23 pièces
L'ensemble du domaine représentait jadis 63 hectares. Après la séparation des terres agricoles et des vignes, il n'en occupe plus que quatre. Mais le château lui-même équivaut à une surface habitable de 1400 mètres carrés et compte pas moins de 23 pièces, dont de nombreuses chambres à coucher. Sous la voûte qui jouxte le pont-levis se trouve ce qui constitue désormais l'entrée officielle du bâtiment. L'escalier débouche sur un large vestibule garni d'armures. Il s'ouvre sur le grand salon richement meublé et décoré de nombreuses peintures et statuettes. Juste à côté, la salle à manger est occupée par une longue table qui fait face à la cheminée construite en 1620 et rénovée en 1879.
Les pièces d'apparat du rez-de-chaussée ont été entièrement refaites, souligne Thierry de Pourtalès. Dans l'article précité, la propriétaire indiquait avoir investi 10 millions de francs dans l'entretien du château. Elle regrettait cependant de ne pas avoir eu le temps de rénover la cuisine. «Le nouveau propriétaire le fera», disait-elle. A l'arrière, une porte donne accès à une chapelle gothique, qui a d'abord été catholique puis réformée. Sous un ciel d'azur parsemé d'étoiles dorées, elle est éclairée par le soleil à travers des vitraux du XIXe siècle. Ses tapisseries ont souffert de l'humidité, mais le reste est en bon état. L'emblème – le pélican – et la devise – «Quid non dilectis» – des Pourtalès sont mis à l'honneur dans l'édifice religieux: ils symbolisent le sacrifice de ceux qui sont prêts à tout pour nourrir leur famille.
L'escalier circulaire à vis, qui était l'entrée originelle du château, conduit aux étages supérieurs, riches en chambres à coucher rénovées mais qui conservent le style propre à l'époque de leur aménagement. Lumineux, restauré dans un style hôtelier, le long couloir est gardé par un cheval à bascule qui n'attend que de se balancer de nouveau.
A l'extrémité ouest de ce corridor, on accède à une partie plus récente. Elle est composée, au premier niveau, d'une bibliothèque et, au-dessus, d'une… salle de fitness moderne, qui permet de se muscler avant d'aller courir dans les bois avoisinants. Au-dessus encore, un bureau équipé de prises pour le téléréseau et l'accès à internet semble tout indiqué pour gérer des affaires.
L'élément le plus original de cette aile est sa base, située au niveau de la grande terrasse ouverte sur le village et sur l'ouest du lac. Il s'agit d'une vaste véranda d'inspiration mauresque construite en 1859. Elle rappelle la partie turque de la maison de Pierre Loti à Rochefort, mais elle est antérieure à cette célèbre demeure charentaise. e l'autre côté de la terrasse, en face de la chapelle et au-dessus du canyon, se trouve le donjon. Il est composé de trois étages et de trois sous-sols. Chaque étage compte une chambre à coucher, une salle de bains et une terrasse, qui pourraient parfaitement être utilisées comme chambres d'hôtes.
Le frisson des cachots
Les sous-sols sont, comment dire… moins conviviaux. Thierry de Pourtalès pousse une lourde porte en bois, qui s'ouvre sur un escalier sombre, irrégulier et périlleux au bas duquel se trouvent encore les huit cachots où le seigneur n'hésitait pas à enfermer les sujets ou les paysans récalcitrants sur lesquels il exerçait son droit de justice. Lugubre et authentique, l'endroit déclenche quelques frissons. On ne s'y attarde guère, et l'on remonte volontiers à l'air libre pour retrouver le soleil.
«Ce qui est exceptionnel dans ce château, c'est que l'on peut très bien observer les cycles d'évolution. Chaque changement de propriétaire s'est accompagné d'un apport architectural important. Tous ceux qui l'ont possédé avaient des moyens importants et ont toujours respecté l'esprit du château et du fief. S'il est en si bon état, c'est parce qu'il a toujours été en mains privées», souligne Thierry de Pourtalès. Il rêve de tomber sur une famille fortunée qui, comme le couple américain qui y a vécu pendant une dizaine d'années, s'y installera et fera vivre le lieu.
«Un coup de foudre»
«L'ancrage à une terre est essentiel pour une famille. Un château, c'est un coup de foudre», ajoute-t-il. Mais il est conscient que c'est devenu plus difficile. Le château cherche acquéreur depuis sept ans. Or, les gens sont plus mobiles qu'autrefois, certains préfèrent acheter un yacht qu'une demeure. La vente d'un tel bien d'exception prend plus de temps que celle d'une habitation ordinaire. Mais Gorgier revivra et n'est pas à l'abandon, puisqu'un gardien-jardinier-concierge occupé à plein temps habite sur place et entretient le complexe, ses dépendances et ses jardins.
Au-dessus de son bois et de son vallon en Y, la belle bâtisse la belle bâtisse attend l'arrivée de ceux qui lui offriront un avenir. A quelques hectomètres, les deux lions de pierre qui enserrent la petite route ne surveillent plus l'entrée du domaine, car celui-ci a rétréci au fil des siècles. Ils continuent cependant d'avertir le passant qu'il s'apprête à changer d'ère. Comme la voie neuf trois quarts de la gare de King's Cross.
Demain: A Gingins (VD), un château qui pourrait servir de maison de famille de luxe