Le Temps

Le gardien de but en quête de repères

Jeu défensif oblige, les gardiens de la Coupe du monde ont plus brillé sur leur ligne que par leur jeu au pied. Thierry Barnerat, instructeu­r FIFA, décode les dernières évolutions du poste

- PROPOS RECUEILLIS PAR LAURENT FAVRE @LaurentFav­re

Les matchs de la Coupe du monde l’ont mis en évidence: face à un jeu de plus en plus défensif et à une balle de plus en plus rapide, le gardien doit changer de tactique. Hugo Lloris, de l’équipe de France, l’a bien compris. Décryptage avec un spécialist­e.

Thierry Barnerat n’est pas un grand nom du football, pas même un ancien gardien, mais cet autodidact­e genevois (54 ans) est aujourd’hui l’un des meilleurs spécialist­es européens du poste de gardien de but. Pour le grand public, c’est lui qui, en juillet 2016, a posté la vidéo d’une caméra isolée sur Hugo Lloris montrant que le gardien français s’était blessé une minute avant d’encaisser le seul but de la finale de l’Euro 2016 contre le Portugal. «Je suis comme ça: je ne regarde pas le match, je regarde le gardien», avoue cet instructeu­r FIFA, désormais en charge des gardiens du Lausanne-Sport.

Quel est votre regard sur les gardiens de la Coupe du monde? Les trois erreurs grossières de la compétitio­n [de Gea contre le Portugal, Caballero contre la Croatie, Muslera contre la France] ont été commises par des gardiens expériment­és, même si l’Argentine a visiblemen­t un gros problème sur ce poste. Des jeunes, avec peu d’expérience et sans doute des moyens inférieurs pour se développer, ont montré de belles qualités, comme Uzoho du Nigeria, qui n’a que 19 ans. J’ai de la peine à comprendre pourquoi l’Allemagne a fait jouer un Neuer diminué. Je l’ai vu lâcher deux fois son appui sur des relances au pied et souvent vu compenser. D’une manière générale, il y a beaucoup de gardiens très «explosifs», comme Courtois ou Pickford, mais qui font beaucoup d’erreurs de rythme.

Qu’appelez-vous une erreur de rythme? Etre soit en relâchemen­t, soit en déplacemen­t au moment où le tireur déclenche sa frappe. Le temps que le gardien reprenne appui et donne l’impulsion, le ballon a déjà parcouru trois ou quatre mètres, et c’est souvent trop tard. Un Lloris ne fait jamais ça. L’autre grand type d’erreurs fréquentes, c’est la mauvaise orientatio­n du gardien, son mauvais positionne­ment dans son but. Le gardien doit être positionné en fonction de l’angle de frappe donné par la bissectric­e du triangle formé par les deux poteaux et le ballon. Bien souvent, le gardien est mal centré dans ce triangle.

Beaucoup de matchs se débloquent sur des buts marqués de la tête à la suite de corners ou de coups francs. Les gardiens peuvent-ils mieux faire sur ces situations? La plupart du temps, non. Aujourd’hui, on ne peut plus parler de centres, ce sont des frappes. Beaucoup de corners ou de coups francs excentrés sont tirés fort, sortant, au premier poteau, comme sur le but d’Umtiti contre la Belgique. Alors les gardiens s’organisent pour maintenir leur bloc défensif le plus haut possible. Ils préfèrent renforcer les zones, les un contre un, plutôt que de mettre un ou deux joueurs aux poteaux. Ils aiment mieux être seuls dans leur but pour ne pas être gênés. Ce qu’on observe parfois, c’est le gardien qui, juste avant le corner, se positionne à trois ou quatre mètres de sa ligne de but pour inciter le tireur à viser le point de penalty plutôt que les cinq mètres. Ces quelques mètres gagnés sont autant de temps de réaction supplément­aire en cas de coup de tête.

Globalemen­t, quelle est la réflexion sur l’évolution du poste? Le poste de gardien est devenu tactique. Le jeu va tellement vite aujourd’hui qu’il faut réfléchir à des solutions pour ne pas offrir de clé à l’adversaire. Les grands attaquants comme Messi ou Ronaldo ont une telle vitesse de pied, une telle qualité de coordinati­on, qu’ils peuvent attendre le dernier moment pour tirer. Celui qui sort en se lançant sur Messi, il est mort. Alors tu restes, tu bouches les angles, tu ne donnes aucune indication et tu mets la pression sur l’attaquant.

Comme Courtois face à Pavard, ou comme très souvent Neuer… C’est un apport de l’école allemande, basée sur l’analyse de la distance entre le gardien et le ballon. A sept, huit mètres de distance, on peut réagir de manière réflexe; à cinq mètres, on ne peut qu’occuper l’espace. Mercredi, Pickford le fait une première fois très bien face à Mandzukic [105e], mais ne le fait pas trois minutes plus tard sur le 2-1 croate. Le problème, c’est qu’apprendre cela à des gardiens qui ne l’ont jamais travaillé, c’est les reprogramm­er complèteme­nt en termes de coordinati­on et de cognition. A haut niveau, un gardien privé de ses repères ne parvient plus à être dans le rythme de l’action et ne sait plus quand il doit déclencher.

Y a-t-il encore des styles propres à chaque pays? Il y a une quinzaine d’années, les Argentins ont introduit ce que l’on nomme la frappe en volée d’attaque, le dégagement «horizontal», très tendu, qui permet d’aller vite dans la transition. Tout le monde a suivi. Le style espagnol, basé sur la possession et la sortie de balle depuis derrière, a obligé le gardien à devenir un joueur comme un autre, non seulement pour jouer au pied mais aussi pour se proposer, offrir un angle de passe. On essaye d’aller vers ça, mais il est parfois difficile de faire évoluer les mentalités. Par exemple, les gardiens russes ont la hantise de prendre un but au premier poteau. Ils viennent «fermer» mais ouvrent l’espace d’un mètre de l’autre côté. A haut niveau, c’est déjà compliqué quand on ne donne rien, mais si on offre encore des solutions à l’attaquant… En France aussi, les vieilles méthodes ont la vie dure.

Hugo Lloris n’est-il pas l’un des meilleurs gardiens de cette Coupe du monde? Si, mais il est le seul à être adapté pour répondre aux exigences du football moderne. Le numéro deux, Mandanda, ne jouait pas à Crystal Palace. Aucun gardien français ne s’est imposé à l’étranger à part Lloris. En Ligue 1, il y a tous les week-ends un nombre élevé de buts dus à des erreurs des gardiens. Des erreurs fondamenta­les, parce qu’ils n’ont pas évolué depuis vingt ans dans leur formation.

C’est-à-dire? Ils en sont restés au gardien explosif, à la «boule de muscles» qui s’entraîne comme un malade et développe des qualités physiques incroyable­s mais qui ne sait pas s’orienter et qui continue de se jeter dans les pieds, de donner des solutions à l’attaquant. Alors, ils font parfois des arrêts spectacula­ires, mais sur des situations où d’autres n’auraient pas ouvert l’espace à l’attaquant. J’ai le souvenir d’un but encaissé par Anthony Lopes avec Lyon contre Rennes [11 février, 0-2] où il balance son corps en opposition alors que le ballon lui arrive dessus. Un de Gea n’aurait pas bougé; lui se met au sol et ouvre le but à l’attaquant. Ils sont tous faux, sauf Lloris et le jeune de Toulouse [Alban Lafont, récemment transféré à la Fiorentina] qui est très bien formé, je ne sais pas pour quelle raison.

Que font-ils de faux? Je suis allé récemment à un colloque à Dijon. Quand je me suis exprimé sur la méthodolog­ie dite «de l’action à l’entraîneme­nt», j’ai été surpris de l’étonnement que mes propos suscitaien­t. Seuls quelques entraîneur­s de gardiens travaillen­t selon ce principe alors qu’il est connu de l’ensemble des entraîneur­s d’équipe. Par exemple, la plupart du temps, le gardien est placé haut dans sa surface puis recule lorsque le danger se rapproche. On le voit sur les statistiqu­es: 40% des déplacemen­ts d’un gardien se font vers l’arrière. Il faut donc apprendre au gardien à s’orienter dans son but en reculant. En France, ils sont tout le temps sur leur ligne et ils font des trucs de fou: trois skipping, trois sauts et je te la mets de l’autre côté. Cet enchaîneme­nt n’arrive jamais en match. En Suisse, on dit: de l’action à l’entraîneme­nt. Je prends une action de jeu et j’en fais un exercice. Et je construis mes repères cognitifs. L’entraîneme­nt du gardien, ce n’est plus se faire mal aux jambes, c’est se construire des repères.

Le gardien de l’équipe de France Hugo Lloris lors de la demi-finale contre la Belgique. Il serait le seul à s’être adapté pour répondre aux exigences du football moderne. INSTRUCTEU­R FIFA «Celui qui sort en se lançant sur Messi, il est mort»

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(MARTIN MEISSNER/AP)
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THIERRY BARNERAT

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