Le Temps

A Gingins, luxe, calme et verdure

Construit au XVe siècle au coeur du village de La Côte vaudoise, il est un écrin de calme et de verdure. Sa destinée est cependant en suspens depuis sa mise en vente par les héritiers Neumann en 2013

- AÏNA SKJELLAUG @AinaSkjell­aug PHOTOGRAPH­IES: EDDY MOTTAZ/LE TEMPS

Mis en vente, le château construit au XVe siècle dans le village de La Côte vaudoise attend de retrouver la vitalité qu’il a jadis connue. Visite.

Le calme dans son immensité existe, il se trouve au château de Gingins. «Il y a de quoi être heureux ici», affirme dans un sourire Philippe Erard. Le beau-fils de Vera Neumann, propriétai­re du lieu décédée en 2013, nous servira de guide pour la visite. Elle commence dans les hauteurs de Nyon, au pied du massif du Jura, au sein de la petite commune d’environ 1200 âmes du nom de Gingins, tiré de sa seigneurie fondée au XIIe siècle.

Entre l’auberge communale de la Croix-Blanche et le temple du village, un chemin de graviers clairs mène au château. Trois tourelles s’élèvent du parc de 68000 m². Il y a beau chercher une route des yeux, une habitation, une trace quelconque de l’existence humaine visible depuis le domaine, on ne trouve pas. Ici le chant des oiseaux et le ruissellem­ent de la source jaillissan­t de la fontaine ravissent les sens du convive, et rien ne l’en distrait.

Au bout du jardin, 90000 m² de terrain agricole prolongent la propriété. Des platanes multi-centenaire­s protégés de paratonner­res entourent la maison, et un bassin de pierre sous les tilleuls se languit des enfants qui y élèveront têtards et poissons rouges. Dans la grande piscine semi-olympique se reflètent les hautes fenêtres de la bâtisse principale; du parterre, on voit les Alpes, des chambres, le lac et le Mont-Blanc. Telle est l’enceinte du château de Gingins, un lieu qui n’attend que de reprendre toute la vitalité qu’il a connue.

Des vestiges d’époque

En 1440, Jean II de Gingins fait construire cette forteresse, modeste, comparée au château de La Sarraz qu’il possède de par son mariage à Marguerite de La Sarra et du manoir du Châtelard, qu’il bâtit au-dessus de Montreux. Plusieurs éléments d’époque ont subsisté jusqu’à nos jours, malgré son adaptation aux exigences du confort moderne. Le blason des armes de la famille de Gingins placé au-dessus de la porte principale, une clé de voûte à l’emblème du lion au-dessus d’une cheminée, un bel escalier de pierre en colimaçon qui, à l’intérieur de la tour ouest, relie les trois étages du château, les meurtrière­s conçues dans les épaisses murailles des tours pour l’usage des arquebuses et mousquets, la toiture à quatre pans en poutres et tuiles, fortement inclinée.

En 1953, le château sort définitive­ment des mains des seigneurs et de leurs descendant­s. Le mobilier, les collection­s et les livres sont dispersés lors d’une vente aux enchères. La propriété est alors acquise par Edmond Chabloz, qui poursuit l’exploitati­on du domaine agricole jusqu’en 1962, avant d’atterrir dans les mains des Neumann, Lotar et Vera, couple d’industriel­s tchèques, rescapés de la dernière guerre mondiale, ayant fait fortune au Venezuela dans les années 50. Ils font alors effectuer une restaurati­on complète de l’intérieur de l’édifice, tout en respectant les témoins du passé qui y ont survécu. En 2013, leurs deux filles Suzanne et Madeleine décident de se séparer du bien.

Quatorze pièces et un spectre

Dans ses 1000 m² habitables sur trois niveaux, le château a conservé ses majestueux plafonds boisés d’origine, charpentés avec des troncs d’arbre entiers. Les trois étages sont agencés de la même manière, un long couloir central, et des pièces – 14 en tout – réparties sur les côtés. Un ascenseur est même installé depuis 1992 dans une des tourelles. Les grandes fenêtres laissent entrer la lumière, une qualité rare pour un château. Si les étages laissent place à l’intimité, le rez-de-chaussée est destiné à la réception.

«Il y en a eu des fêtes ici, c’est d’ailleurs là où ma femme et moi nous sommes mariés, en 1970. Une réception de 200 personnes, avec un orchestre dans la bibliothèq­ue. Mes beaux-parents étaient autrement friands de bal masqué, c’est à cette occasion que, jeune gymnasien déguisé en Arlequin, Suzanne me les a présentés», raconte Philippe Erard. Sur la cheminée, les armoiries de la famille de Gingins sont d’époque: «Omnia

cum Deo», tout avec Dieu. «L’âtre noirci faisait office de rôtisserie. C’est le même concept qu’un carnotzet. Mais on peut y griller un boeuf ou deux porcs», estime notre hôte sans exagérer. Une trappe protège la cave à vins sur terre battue et graviers, à la températur­e constante de 13 degrés.

L’installati­on de chauffage est moderne, et le château est habitable comme tel. A l’étage, les grandes pièces de la bibliothèq­ue et de la salle à manger faisaient office de véritable centre familial. Les Monuments historique­s veillent à ce que l’aspect des façades, des fenêtres, des plafonds du premier étage soit conservé, mais les chambres du second étage ont pu être transformé­es et pourront l’être à nouveau.

Les salles de bain sont fonctionne­lles, le sauna également et, petite extravagan­ce, l’air conditionn­é a été ramené des habitudes vénézuélie­nnes. Autre particular­ité du château: son spectre. «Selon une légende bien sûr non confirmée, le château est hanté par le fantôme de la Dame blanche. Un jour, j’ai pris mes petits-enfants par la main pour monter sous les combles voir si elle y était… Mais arrivé à la moitié des escaliers, mon petitfils m’a tiré par le bras: «Je n’ai plus le courage», renonça-t-il. Le mystère reste donc entier…»

Collection d’Art nouveau

Assidus collection­neurs d’art, Vera et Lotar Neumann apportent d’importante­s oeuvres qui ornent parois et salles du château. Les boiseries des années 70 sont commandées à la maison Maillefer, les meubles et les lampes sont presque tous de style Art nouveau. Après le décès de Lotar, et pour dix ans, de 1994 à 2004, Vera crée la Fondation Neumann consacrée à l’Art nouveau qui contribue à la vie culturelle de la région et au rayonnemen­t de Gingins. Un hommage à son mari. Le

musée sera le seul de Suisse à se consacrer à l’art du tournant du siècle. Elle l’installe dans les dépendance­s du château, situées dans le parc.

A l’entrée sud des dépendance­s se trouvent de belles écuries, datant du XIXe siècle. Cinq magnifique­s boxes à l’anglaise ont hébergé des chevaux jusque dans les années 80, le parc, lui, est toujours doté d’une piste équestre.

Mise en vente

En 2013, au moment du décès de Vera Neumann, ses deux filles, l’une installée à Blonay, l’autre en Angleterre, décident de vendre l’objet. Bernard Piguet, le directeur de l’hôtel des ventes de Genève, propose alors des enchères de l’ensemble du contenu du château, à l’intérieur même de celui-ci. Des centaines de meubles, de tableaux, d’oeuvres d’art et de livres amassés trouvent ainsi preneur chez les nombreux acheteurs intéressés. Parmi les pièces maîtresses de la collection, une commode Louis XV sculptée par Pierre Hache est partie pour 297000 francs, achetée par la Fondation Gandur pour l’art.

Au final, 98% des lots ont trouvé preneur, pour un total de 3,7 millions de francs. La commune a acheté un coffrefort avec les armoiries des seigneurs de Gingins. La pièce la plus chère, un tableau de maître du XVIe siècle, d’après Le Titien, a été adjugée pour 570 000 francs. De nombreux habitants des alentours en profitent pour venir visiter le château. Mais les potentiels acheteurs viendront, eux, en majorité de l’étranger. La grande majorité du mobilier ayant été vendue, les pièces nues du château paraissent encore plus vastes.

Un lieu de vie

Un prix de vente, de l’ordre de 30 millions de francs, est articulé. Et la ronde des potentiels intéressés dure depuis cinq ans désormais. Que faire d’un tel espace? «Certains y imaginent leur siège d’entreprise, d’autres un restaurant ou un spa hôtel de luxe. Mais avec les Monuments historique­s, de telles transforma­tions sont difficilem­ent réalisable­s.»

Philippe Erard en est convaincu: le plus adéquat serait de le conserver comme un lieu de vie. «Le château n’est pas si grand, il a un format de maison de famille. Je suis convaincu que ceux qui l’achèteront percevront le bon esprit qu’il dégage, et que des gens avec enfants viendront jouir de son magnifique site. Son emplacemen­t est idéal, au-dessus de Nyon, à 15 minutes de Genève et de son aéroport, sans en avoir les nuisances. Pour les amateurs, le golf de Bonmont est à côté, et les enfants peuvent suivre leur scolarité à l’Institut du Rosey, à la réputation mondiale, ou dans les excellente­s écoles vaudoises», souligne-t-il.

Les vendeurs et les propriétai­res restent confiants, «il faut simplement s’armer de patience, le charme du lieu fera le reste». Le caractère d’exception de la demeure du XVe siècle surprend, mais plus encore, son environnem­ent verdoyant lui octroie une intimité sans égale. ▅

A lire:

Pierre Reymond, «Gingins, entre château et abbaye», ouvrage de 1989 édité par la commune de Gingins.

La semaine prochaine: Les lieux d'utopies suisses

«Selon une légende bien sûr non confirmée, le château est hanté par le fantôme de la Dame blanche»

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Le château de Gingins: «Il y en a eu des fêtes ici…»
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Le château est habitable comme tel. Tout y est déjà fonctionne­l.
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