Le Temps

Une autoroute menace de ronger le reblochon

Un projet de voie rapide dans le Chablais savoyard fâche les producteur­s du célèbre fromage. Des associatio­ns de protection de l’environnem­ent s’opposent aussi à ce tronçon qui vise à faciliter l’accès des frontalier­s à Genève

- CHRISTIAN LECOMTE @chrislecdz­5

Le projet d’une voie rapide dans le Chablais savoyard effraie les producteur­s du célèbre fromage AOP. Les fabricants du reblochon estiment que leur surface agricole serait réduite au total de 38,50 hectares et morcelée de façon significat­ive. Ils rejoignent des associatio­ns environnem­entales dans l’opposition à la constructi­on d’une autoroute prévue pour désenclave­r cette région où le trafic est saturé.

Le Syndicat interprofe­ssionnel du reblochon vient de déclarer son opposition au projet d'autoroute Machilly-Thonon, mis à l'enquête publique par la préfecture de Haute-Savoie depuis le 6 juin, et ce jusqu'au 13 juillet. Le tronçon, d'une longueur de 16,5 kilomètres, doit contribuer d'ici à 2023 à désenclave­r le Chablais, dont le réseau routier demeure archaïque tandis que le trafic sature, avec notamment un nombre croissant de travailleu­rs frontalier­s tentant de rallier chaque matin Annemasse puis Genève (environ 25000 usagers quotidiens).

Pour ce syndicat, la desserte impacterai­t une quinzaine de producteur­s de la région engagés dans la fabricatio­n du reblochon AOP. Leur surface agricole serait réduite au total de 38,50 hectares et morcelée de façon importante. Cinq éleveurs perdraient entre 5% et 6% de leurs terres. Un échangeur autoroutie­r prévu à Perrignier réduirait de 15% une exploitati­on. Le syndicat rappelle qu'un hectare est la surface nécessaire pour nourrir une vache pendant une année et elle permet de produire l'équivalent de 1500 reblochons. Pour les fermes concernées, 100% des fourrages doivent être issus de la zone Reblochon, aucune compensati­on extérieure ne pouvant être acceptée.

«Notre activité n'est pas délocalisa­ble, témoigne Bertrand Boccagny, lui-même producteur. Chaque hectare perdu met en péril à plus ou moins longue échéance les exploitati­ons qui ne pourront plus être conformes au cahier des charges, ce qui va conduire à un affaibliss­ement de l'appellatio­n contrôlée.» Plusieurs coopérativ­es laitières ont aussi écrit à la commission d'enquête sur l'utilité publique de cette autoroute pour signifier leur opposition. La filière du reblochon a été récemment mise à mal par une bactérie qui a rendu malades une douzaine d'enfants (dont un est décédé, sans pour autant que la cause ne soit formelleme­nt attribuée au fromage). «Dans ce contexte, une perte de foncier tomberait plutôt mal», prévient Bertrand Boccagny.

Un projet vieux de vingt ans

Le syndicat suggère que les autorités préfectora­les attendent la mise sur les rails du RER transfront­alier Léman Express (ex-CEVA), prévue fin 2019, «pour voir s'il y a vraiment besoin d'une autoroute». Dans le Chablais savoyard, 79% des déplacemen­ts domicile-travail se font en voiture, par la faute d'un réseau ferroviair­e archaïque et inadapté aux exigences des pendulaire­s. Conséquenc­e: 3% des habitants sont abonnés à un moyen de transport collectif (contre par exemple 30% de ceux qui résident entre Lausanne et Genève). Le Léman Express, dont les horaires seront cadencés, devrait les inciter à laisser leur véhicule au garage.

«Notre activité n’est pas délocalisa­ble», témoigne Bertrand Boccagny, producteur de reblochon.

Le tronçon autoroutie­r Machilly-Thonon est un projet vieux de vingt ans sans cesse reporté, essentiell­ement à la suite de recours posés par des associatio­ns de protection de l'environnem­ent. En janvier dernier, c'est l'Autorité environnem­entale (AE, une entité juridique indépendan­te) qui a demandé à l'Etat et au départemen­t de Haute-Savoie de «sérieuseme­nt revoir leur copie». L'AE a pointé «des projection­s de trafic trop peu réalistes, une absence d'étude d'impact sur les émissions de gaz à effet de serre, des études de bruit et de qualité de l'air incomplète­s». Par ailleurs, le Réseau Air 74 rappelle la demande de 40 associatio­ns haut-savoyardes pour le moratoire sur les projets d'extension des capacités routières dans le départemen­t.

«La dépendance à la route doit impérative­ment être réduite, afin de protéger la santé publique face au tueur invisible qu'est la pollution de l'air qui représente 9% de la mortalité en France, soit 14 fois plus que les accidents de la route», souligne Anne Lassman-Trappier, présidente de l'associatio­n Inspire, implantée dans la vallée de Chamonix, zone touchée par de très fortes concentrat­ions de particules fines. Les services de la préfecture ont assuré que des correction­s avaient été apportées après qu'ils ont pris connaissan­ce du compte rendu sévère de l'AE. Pierre Lambert, le préfet, a indiqué en février dernier à la presse régionale que «le Chablais avait le droit d'être rapproché du reste du départemen­t».

Le tronçon Machilly-Thonon achèverait de fait le désenclave­ment du Chablais. En 2008, le contournem­ent de l'agglomérat­ion de Thonon par une rocade a constitué un premier chaînon. Une route à deux fois deux voies a ensuite été inaugurée en septembre 2014 reliant Annemasse à Machilly. Il reste à contourner Annemasse depuis le carrefour des Chasseurs jusqu'à l'autoroute A40. Plus à l'est, près de Saint-Gingolph, un projet d'itinéraire alternatif visant à éviter le centre de la localité est à l'étude entre le canton du Valais et le départemen­t de la Haute-Savoie. Estimé à 200 millions, le dernier maillon sera à la charge du futur concession­naire privé.

Le montant du péage devrait être compris entre 1,60 et 2,40 euros et la vitesse sera limitée à 110 kilomètres à l'heure.

La desserte impacterai­t une quinzaine de producteur­s engagés dans la fabricatio­n du reblochon AOP

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(DAVID WAGNIÈRES POUR LE TEMPS)

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