Le Temps

L’Asie centrale en quête d’émancipati­on

L’Azerbaïdja­n et le Kazakhstan, pays dans lesquels se trouve une mission économique suisse pilotée par Johann Schneider-Ammann, se cherchent une identité économique. Entre Russie et Chine, ils jouent la carte de la nouvelle Route de la soie

- BERNARD WUTHRICH, ASTANA @BdWuthrich

Interminab­le et désespérém­ent rectiligne, la route se dirige vers l’ouest, en direction de la rive kazakhe de la mer Caspienne. Mi-asphaltée, mi-terreuse, elle traverse la steppe dans l’indifféren­ce générale, seuls quelques chevaux et dromadaire­s sauvages paissent dans le coin. Elle longe cependant une voie ferrée qui laisse supposer qu’il y a quelque chose au bout. Et effectivem­ent: elle aboutit à un terminal planté au milieu de nulle part, le port de Kuryk, censé devenir un élément charnière d’un projet auquel les pays de la région croient dur comme fer: la nouvelle Route de la soie, connue sous le nom de «Belt and Road Initiative» (BRI).

La Chine est à l’origine de ce projet lancé en 2013. Celui-ci consiste à renforcer le transport de marchandis­es entre l’est asiatique et l’Europe. Aujourd’hui, il faut compter environ 36 jours pour acheminer des produits par la voie maritime, rappelle Patrick Duparcq, doyen (d’origine belge) de la Haute Ecole de gestion à l’Université Nazarbaïev d’Astana. Par le train, qui transite par la Russie et la Pologne pour atteindre le nord de l’Europe, il ne faut que 14 jours.

La dépendance au pétrole

La Chine souhaite ouvrir un nouveau corridor, une nouvelle Route de la soie, et c’est là que le terminal de transborde­ment train-bateau de Kuryk entre en scène. L’un des itinéraire­s envisagés transite par le Kazakhstan en direction de la mer Caspienne, de l’Azerbaïdja­n, puis de la Géorgie et de la mer Noire. De là, les marchandis­es rejoindrai­ent le sud de l’Europe par la mer. «La route transcaspi­enne est tout à fait compétitiv­e avec l’itinéraire ferroviair­e qui passe par la Russie», assurait jeudi un responsabl­e de la compagnie ferroviair­e nationale KTZ dans le cadre du Conseil économique Kazakhstan-Suisse à Astana.

Patrick Duparcq voit même un avantage: les produits pétroliers. Aujourd’hui encore, le Kazakhstan et l’Azerbaïdja­n restent tributaire­s du pétrole. Les prix ont fortement chuté en 2015. La situation s’est stabilisée, et cette ressource reste importante. Or, les principale­s zones pétrolifèr­es kazakhes se situent dans le bassin caspien. Par conséquent, le transport maritime se justifie. Les statistiqu­es du port, encore inachevé mais en service depuis 2016, montrent que les produits pétroliers ont représenté en 2017 34% du trafic de fret.

S’émanciper de la Russie

L’itinéraire kazakho-azerbaïdja­nais présente un autre intérêt pour ces deux pays. Anciennes république­s soviétique­s, ils sont indépendan­ts depuis 1991. Ils cherchent à réduire leur dépendance à l’égard du pétrole et du gaz, à s’émanciper de la Russie (l’abandon de l’alphabet cyrillique fait partie de cette stratégie), à s’affirmer face à l’Iran et à se faire reconnaîtr­e comme des forces économique­s crédibles.

C’est là que l’initiative BRI trouve son intérêt. Elle permet d’envisager d’importants investisse­ments dans les infrastruc­tures, financés par plusieurs partenaire­s comme le Silk Road Fund, la Banque mondiale et les banques asiatique, européenne et kazakhe d’investisse­ment. Mais il faut pour cela gagner la confiance des investisse­urs, ce qui ne va pas de soi dans d’anciennes contrées soviétique­s dirigées depuis l’indépendan­ce par le même président (Noursoulta­n Nazarbaïev au Kazakhstan) ou depuis 1993 par la même dynastie (Heydar Aliev puis son fils Ilham en Azerbaïdja­n).

Des réformes importante­s

Des réformes conséquent­es ont été mises en route dans les deux Etats, contre la corruption et la criminalit­é économique, pour la gouvernanc­e, pour les privatisat­ions, pour la levée des barrières commercial­es et des tracasseri­es douanières. Mais il y a encore du pain sur la planche.

Au Kazakhstan, le Centre financier internatio­nal d’Astana (AIFC) est présenté comme l’un des principaux instrument­s qui doit permettre de gagner la confiance des investisse­urs. Il veut être le hub financier de la région. «C’est un petit marché, mais nous voulons qu’il soit doté de bons services financiers et connecté au monde de l’industrie financière internatio­nale», résume Timur Onzhanov, responsabl­e de l’acquisitio­n de clients, fils de diplomate, qui a vécu à Berne et étudié à SaintGall. L’AIFC ambitionne aussi d’être la plateforme d’accueil des étrangers qui viennent s’établir au Kazakhstan.

Cela suffira-t-il à séduire des investisse­urs suisses qui accompagne­nt ces jours le conseiller fédéral Johann Schneider-Ammann en Asie centrale? Il est trop tôt pour le dire. Mais les contacts sont créés. Et certains ne cachent pas leur intention de se développer dans ce pays, à l’image du constructe­ur ferroviair­e thurgovien Stadler Rail, qui assure la coprésiden­ce du Conseil économique Kazakhstan-Suisse et compte faire valoir son expérience de l’innovation pour s’implanter sur le marché kazakh.

«Trouver le bon équilibre entre Russie et Chine»

Encore faudra-t-il définir l’identité économique que ces deux Etats veulent se donner. «Veulent-ils être un pays de transit tirant ses richesses de la BRI ou veulent-ils grandir en tant qu’entité économique propre?» s’interroge un participan­t au voyage. Bonne question. Certes, les deux font des efforts de diversific­ation économique: ils veulent développer leurs infrastruc­tures touristiqu­es et miser notamment sur l’agricultur­e, comme la production de noisettes, de cerises ou de pommes.

Mais on sent une volonté affirmée de jouer la carte des transports et de la logistique. Le Kazakhstan pourrait espérer retirer 5 milliards de dollars de taxes de transit avec la route transcaspi­enne. L’entreprise n’est toutefois pas sans risques, car ces pays pourraient remplacer leurs liens avec la Russie par une dépendance envers le grand voisin chinois. «Pour se rapprocher de l’Europe, il faudra trouver le bon équilibre entre la Russie et la Chine», analyse Patrick Duparcq. Au port du Kuryk, on espère bien sûr que ce «bon équilibre» passera par ici.

Au Kazakhstan, le nouveau Centre financier internatio­nal d’Astana (AIFC) veut devenir le hub financier de la région

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(BERNARD WUTHRICH) Situé au milieu de nulle part, au bord de la mer Caspienne, le terminal de transborde­ment rail-bateau de Kuryk est censé être un élément charnière de la nouvelle Route de la soie.

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