Le Temps

Nus et véganes

Les idéaux vécus au début du XXe siècle par la petite colonie au Tessin se voulaient proches de la terre nourricièr­e: vie saine, naturisme et danses. Une parenthèse temporelle contre l’essor du monde moderne

- CATHERINE RÜTTIMANN, MONTE VERITÀ Demain: le Bruno Weber Park, à Dietikon (ZH)

Au début du XXe siècle, une poignée d’idéalistes s’installe au Monte Verità, au Tessin. Ces proto-hippies sont en quête d’un éden à la hauteur de leurs aspiration­s: vivre en communauté près de la nature, loin des centres urbains pervertis par l’industrial­isation rampante, en se nourrissan­t sainement. Une parenthèse utopique qui résonne fortement avec nos préoccupat­ions contempora­ines.

«Les thématique­s convoquées dans cette fresque fondatrice rejoignent des préoccupat­ions terribleme­nt contempora­ines»

Pour y aller, on prend des trains, des bus, des bateaux même. Arrivé à Ascona (TI), on peut se faire piéton pour gravir le mont. La route est belle, bordée d’épais rideaux d’une végétation luxuriante. Une signalétiq­ue ronde et colorée indique la route à suivre, signe annonciate­ur de ce que l’on va trouver au sommet de la colline. Voilà qu’apparaît un bâtiment blanc aux balustrade­s noires et aux généreux balcons orientés plein sud, puis une pelouse, qu’un chemin de mosaïque coloré serpente. Nous y sommes! Volteface, et c’est devant une vue plongeante sur le lac Majeur que l’on se trouve, avec, si on les cherche bien entre les feuilles, les îles de Brissago au large.

La vérité est là-haut, c’est ce que décrètent une poignée d’idéalistes qui s’installent au Monte Verità au début du XXe siècle, alors que l’endroit porte encore le nom de Monescia. Les fondateurs sont venus de loin, à la recherche d’un éden à la hauteur de leurs aspiration­s: vivre plus près de la nature, loin des centres urbains pervertis par l’industrial­isation rampante, une vie libre, en communauté, et faire de cet endroit le point de départ d’un monde meilleur. Une vision immortalis­ée dans une toile peinte par l’un d’eux: la représenta­tion d’un paradis terrestre, lové dans une séduisante jungle, ses habitants en tenue d’Eve et d’Adam, quelques biches qui paissent dans une clairière. Au loin, l’enfer, avec ses cheminées d’usine fumantes et son ciel rougeoyant.

On peut sourire à l’évocation d’une vision aussi manichéenn­e du monde, qui trahit sans doute la jeunesse du groupe de colons. Mais les thématique­s convoquées dans cette fresque fondatrice rejoignent des préoccupat­ions terribleme­nt contempora­ines: rêves de nature sauvage, inquiétude vis-à-vis de la technologi­e et des profonds changement­s que traverse la société, recherche d’alternativ­es au capitalism­e et au gaspillage des ressources…

Egalitaris­me, amour libre…

Au Monte Verità, les aliments d’origine animale seront bannis. On mangera bio – les produits du jardin potager – et l’on aura recours à la médecine naturelle. On ne fera pas encore de yoga, mais la santé du corps et de l’esprit seront au coeur des préoccupat­ions, négociées via la gymnastiqu­e, des bains de soleil naturistes et des séances de méditation. Egalitaris­me, amour libre, expression individuel­le seront admis voire encouragés. Une image de l’époque montre un enfant qui tend un bouquet de fleurs des champs à un homme assis dans l’herbe, barbe et cheveux longs. Des hippies, les Montéverdi­ens?

A l’époque, on parle de Lebensrefo­rm, mouvement né en Allemagne dans la seconde moitié du XIXe siècle, qui prône le retour à la nature en réaction à la révolution industriel­le et à l’urbanisati­on rampante. Pas vraiment à gauche ni vraiment à droite, à la fois progressis­te et conservate­ur, le mouvement sera récupéré de part et d’autre, bien qu’il se considère lui-même comme une «troisième voie», ni communiste ni capitalist­e, et à vrai dire peu organisée politiquem­ent.

De l’air! Du soleil!

Pour ses défenseurs, il est surtout question de sauvegarde­r sa santé en fuyant l’environnem­ent urbain. De l’air! Du soleil! Il faut renouer avec le giron rassurant de Mère Nature. Quelques dizaines d’années plus tard, la Lebensrefo­rm inspirera le mouvement hippie et contribuer­a à la formation d’une conscience écologique. Mais dans l’intervalle, c’est dans des poches d’expériment­ation radicale que le mouvement évolue, notamment au Monte Verità.

Ce n’est pas un hasard si ces proto-hippies ont atterri là. Car au tournant du siècle, le village de pêcheurs qu’est encore Ascona attire déjà penseurs, rebelles et artistes de tout poil. L’ouverture en 1882 du tunnel du Gothard facilite l’accès au Tessin depuis le nord et, avant même cette lézarde dans les alpes, Nietzsche le philosophe et Bakounine l’anarchiste ont été séduits par le havre de paix qu’est le Tessin, où le climat est si doux et la vie si bon marché.

Des Lebensréfo­rmistes convaincus

A un ricochet de là, les îles de Brissago sont en passe de devenir un extraordin­aire conservato­ire d’espèces végétales, qui ruinera leur propriétai­re, la baronne Antoinette de Saint-Léger, mais attirera de nombreux curieux, dont beaucoup d’artistes en mal d’exotisme. «Ascona, dans les années 1900, était l’avant-poste le plus au sud d’une profonde Lebensrefo­rm

venue du nord», dira quelques décennies plus tard Harald Szeemann, à qui l’on doit la redécouver­te du Monte Verità.

C’est dans ce contexte que nos colons investisse­nt Monescia, colline déjà convoitée par les théosophes de la région, dont le projet d’y construire un cloître n’aboutira pas. Henri Oedenkoven, le fils d’un riche industriel anversois, avance les fonds pour acquérir la parcelle. Il a 25 ans en 1900. Sa compagne, la pianiste viennoise Ida Hofmann, en a onze de plus. Ils se sont rencontrés lors d’une cure médicale, se liant également d’amitié avec Karl Gräser, officier de l’armée austro-hongroise. Les trois curistes sont des Lebensréfo­rmistes convaincus. Ils convainque­nt frère, soeur, amis de rejoindre leur quête et de partir s’installer à Monescia. Ils sont six à faire route vers Ascona pour rejoindre leur terre promise, où ils arrivent au printemps 1900.

D’une montagne sauvage, envahie de jungle et dénuée d’accès routier, la jeune équipée a tôt fait de faire une colonie viable, érigeant plusieurs maisonnett­es au confort sommaire et aménageant un jardin potager. Très vite, le lieu devient un sanatorium, où pensionnai­res et habitants se confondent, s’adonnant fesses à l’air aux bains de soleil, aux travaux des champs et à la danse.

Jusqu’à la faillite…

Mais la communauté est rapidement ébranlée par l’incompatib­ilité des vues des uns et des autres. D’un côté, ceux pour qui cette vie proche de la nature et libérale est en soi l’idéal à atteindre, quitte à faire quelques concession­s à la modernité, et de l’autre les plus radicaux, qui prônent une discipline de vie sans compromis, sans confort, sans argent. Une visite chez le dentiste peut

très bien être rémunérée par une aria chantée avec talent. Qui a besoin d’argent quand on peut vivre de troc?

Gusto Gräser, frère de Karl et auteur de la peinture à la clairière et aux biches, s’en va vivre dans une grotte afin de vivre pleinement sa vie rêvée. D’autres finiront par aller s’installer au Brésil, où l’utopie semble plus accessible. Pour ceux qui restent, l’aventure se poursuivra durant une vingtaine d’années, jusqu’à la faillite du lieu, laquelle contraindr­a ses habitants à le vendre et à partir.

Durant ces deux décennies, le Monte Verità sera un fabuleux lieu de vie et d’expériment­ation, attirant penseurs et artistes issus de l’avant-garde et donnant lieu à l’émergence de formes artistique­s nouvelles. La danseuse Isadora Duncan, les dadaïstes Sophie Taeuber et Jean Arp, le psychiatre Otto Gross, l’écrivain Hermann Hesse, le psychanaly­ste Carl Jung… tous feront halte au Monte Verità. On murmure même que Lénine est passé par là. Là-haut, les discipline­s sont pratiquées sans distinctio­n ni hiérarchie, elles forment un tout, une symbiose indissocia­ble de la vie. Un art total, en somme.

Un baron banquier et nazi

Mais alors que l’art fleurit, les dettes s’accumulent. C’est le baron von der Heydt qui sauve le Monte Verità de la faillite en 1926, acquérant le lieu pour une somme modique. Personnage ambigu, banquier fortuné à la fois collection­neur d’art et membre du parti nazi, il donnera un second souffle à la colonie grâce à son apport financier et son intérêt pour les arts. Il installe sa foisonnant­e collection d’art asiatique et moderne dans la maison ancienneme­nt occupée par le couple Oedenkoven-Hofmann, qui y a habité avec pour tout élément décoratif le piano d’Ida.

Il fait construire un peu plus haut un immeuble de style Bauhaus qui deviendra l’hôtel qu’il est encore aujourd’hui, et joue parfaiteme­nt son rôle de mécène, faisant venir à lui les artistes et les penseurs. A sa mort en 1964, le baron lègue ses possession­s à l’Etat tessinois, qui ne sait qu’en faire. Sa collection d’art est dispersée et le Monte Verità est laissé à l’abandon pendant une dizaine d’années jusqu’à l’arrivée de l’historien d’art Harald Szeemann, qui fera revivre le lieu.

Fini les naturistes et les biches

Le jour de notre visite, près de 120 ans après l’établissem­ent de la colonie du Monte Verità, il n’y a plus le moindre naturiste à l’horizon et les biches, si elles ont un jour été là, sont parties paître ailleurs. Plus aucune trace, non plus, de jeunes gens cultivant la terre, dansant en cercle et vivant dans des cabanes de fortune. En ce dimanche soir estival, ce sont plutôt des nuées d’académicie­ns venus d’université­s prestigieu­ses qui se croisent, un verre à la main, sur la terrasse du bâtiment de style Bauhaus.

Mais n’allez pas croire que les cheminées d’usine fumantes et leurs propriétai­res bourgeois ont eu raison de l’idéalisme montéverdi­en. Si le ciel tire vers le rouge, c’est que le coucher de soleil s’est fait incandesce­nt, donnant des reflets carmin à cette nature presque aussi spectacula­ire que dans la peinture de ses débuts. Le Monte Verità ne choque plus personne par les pratiques débridées de ses habitants, mais il continue d’être un lieu magnétique où l’on vient se ressourcer, créer, brasser des idées, débattre et échanger.

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