«Les 8 jours ne sont pas importants»
Johann Schneider-Ammann rentre d’Asie centrale. Le ministre de l’Economie y voit un potentiel pour les sociétés suisses actives dans les infrastructures, l’énergie et, en partie, les services financiers. Il reprend le dossier brûlant de l’accord-cadre Sui
Johann Schneider-Ammann est prêt à rediscuter les mesures d’accompagnement pour s’entendre avec Bruxelles. Entretien
Johann Schneider-Ammann a achevé lundi une visite de huit jours en Asie centrale. A la tête d’une délégation de 35 personnes, il a traversé l’Azerbaïdjan, le Kazakhstan, l’Ouzbékistan et le Kirghizistan, tous intéressés par le projet chinois de nouvelle Route de la soie, la Belt and Road Initiative (BRI). Le président d’economiesuisse, Heinz Karrer, a piloté la délégation économique. Il a constaté de «grandes différences» entre les systèmes politiques des quatre pays visités. «Le thème de la corruption reste fort», déplore-t-il.
Cette région de 80 millions d’habitants dispose de ressources naturelles importantes, le gaz et le pétrole pour les deux premiers pays, la production fruitière ailleurs. Les investisseurs suisses vont-ils s’engager en Asie centrale? Ceux qui sont actifs dans les infrastructures et l’énergie, comme MSC ou ABB, peuvent trouver leur intérêt, les banques privées également, mais surtout au Kazakhstan.
Johann Schneider-Ammann, qui a prononcé une cinquantaine de discours en huit jours et a encore des projets pour 2019, évoque avec Le Temps son été, qu’il partage entre cette mission économique et la recherche d’une solution pour un accord Suisse-UE.
Comment évaluez-vous le potentiel de l’Asie centrale? Il est réel. Avec les matières premières, l’Azerbaïdjan et le Kazakhstan sont en bonne position. En Ouzbékistan, j’ai été impressionné par la volonté affichée par les gens de se prendre en main et de ne pas se laisser guider par le hasard. Cette mentalité permettra de construire des partenariats. La présence du groupe Rieter dans ce pays s’inscrit dans cette logique. Nous avons participé à l’inauguration d’une nouvelle entreprise à Tachkent pour la fabrication de pièces et outils en métal.
Et le Kirghizistan? Il est plus difficile d’évaluer le Kirghizistan. L’esprit d’entrepreneur y est moins perceptible. L’industrie y est moins présente, le pays dépend davantage de l’agriculture. Le parc automobile montre que la situation est différente: il y a plein de voitures neuves en Ouzbékistan, alors que de nombreux véhicules d’occasion circulent au Kirghizistan.
Les conditions politiques sont-elles réunies pour permettre à ces pays de se développer? C’est l’une des questions les plus importantes. Je vous répondrai dans un an ou deux. Pour l’instant, ce que je peux dire, c’est que nous sommes convenus avec le ministre de l’Economie de l’Ouzbékistan de nous revoir pour parler du soutien de la Suisse dans les domaines de la formation, de l’innovation et de la numérisation. Il m’a promis d’élaborer un programme. Nous verrons.
Certains de ces pays sont encore dirigés de manière autoritaire. Avezvous abordé cet aspect et celui du respect des droits humains avec vos interlocuteurs? J’ai parlé partout des questions liées à la durabilité. Les questions sociales en font partie. Elles trouvent toujours une place dans les discussions. Lors de cette mission, vous avez reçu beaucoup d’informations sur le projet de nouvelle Route de la soie, la BRI. Est-ce une utopie ou un projet sérieux dans lequel la Suisse a intérêt à s’engager? Ce n’est pas une utopie. Le port de Kuryk, sur la mer Caspienne, est encore peu utilisé. Mais il montre la volonté du Kazakhstan de faire partie de cette initiative. C’est la part la plus visible des intentions de ce très grand pays de s’intégrer dans ce futur axe de transport est-ouest. Cela le rapproche de la Chine. Ce sera peut-être plus difficile pour les plus petits Etats. Je pourrai mieux évaluer ce projet après mon voyage en Chine en septembre. J’aimerais savoir comment ce pays le conçoit.
N’y a-t-il pas le risque que le Kazakhstan remplace sa dépendance envers la Russie par une dépendance envers la Chine? C’est une question délicate. Je l’ai abordée avec mes interlocuteurs. Ils gardent une grande compréhension pour la politique de Vladimir Poutine. Personnellement, je considère d’abord les opportunités, commerciales et technologiques, qu’un projet offre plutôt que les risques. La Chine est la seule à disposer de l’appareil politique et monétaire nécessaire pour investir rapidement dans un tel projet. Son poids va grandir. J’ai fait en sorte que la Suisse s’engage pour soutenir la Banque asiatique d’investissement, qui financera ce projet. Cet engagement préserve aussi nos intérêts.
Ces missions économiques ont pour but d’ouvrir les portes des marchés étrangers aux investisseurs suisses. Vous en avez conduit une en 2016 en Iran. Puis sont venues les menaces de sanctions américaines pour les entreprises actives dans ce pays. Cela ne réduit-il pas vos efforts à néant? Ces menaces relativisent l’efficacité de nos efforts, surtout pour l’industrie des machines. Mais je pars de l’idée que l’Iran fera son retour dans la communauté économique mondiale de manière contrôlée. La Suisse a un rôle de protecteur et d’intermédiaire à jouer. Que dites-vous aux entreprises qui ont déjà investi dans ce pays et sont confrontées à un président américain qui impose son pouvoir? Aucun entrepreneur ne m’a encore dit qu’il n’était plus en état de travailler. J’ai dans un certain sens du respect pour le président des Etats-Unis, qui est un homme d’affaires. Mais ce pays a construit l’ordre économique mondial et je doute qu’il veuille vraiment tout jeter par-dessus bord.
Vous allez en Chine en septembre et 2019 sera votre dernière année au Conseil fédéral. Y a-t-il encore un pays ou une région dont vous aimeriez ouvrir les portes aux entreprises suisses? Je m’engagerai avec force jusqu’à la fin de mon mandat. Outre la Chine, il y a l’Indonésie et peutêtre le Vietnam, la Malaisie ou le Canada.
Vous rentrez en Suisse, où un dossier urgent vous attend: c’est à vous qu’il appartient de trouver une solution pour les mesures d’accompagnement, la fameuse règle des huit jours. Comment allez-vous procéder? Je vais raccourcir mes vacances. Mais j’ai déjà donné quelques mandats. Et j’attends des partenaires sociaux qu’ils soient prêts au dialogue.
La gauche, notamment le président de l’USS, Paul Rechsteiner, vous reproche à vous et à Ignazio Cassis de vouloir torpiller les mesures d’accompagnement. Pas la gauche, une seule personne l’a fait, et cela de manière un peu sotte. Je suis attaché au partenariat social. Cette personne le sait très bien.
La règle des huit jours sera-t-elle modifiée? J’ai toujours dit que le niveau de protection des salaires ne serait pas abaissé. Nous allons voir comment atteindre cet objectif. Paul Rechsteiner ne peut pas nous interdire d’en parler. La règle des huit jours répondait à une logique précise à l’époque où elle a été adoptée: chaque jour correspondait à une étape du processus d’annonce, d’enregistrement et de contrôle des travailleurs détachés. Aujourd’hui, tout peut se faire par une application numérique. Les huit jours ne sont pas importants. Ce qui est important, c’est de maintenir ce niveau de protection en utilisant les possibilités du numérique.
Cette dispute avec les partenaires sociaux aurait-elle pu être évitée si Ignazio Cassis n’avait pas publiquement lancé ce débat sans concertation préalable? Ce n’était qu’une question de temps. Nous voulons conclure un accord institutionnel avec l’UE, nous savons que cette discussion en fait partie. Je me suis mis à disposition pour tenter de trouver une solution car j’ai une longue expérience du partenariat social. Cette solution ne sera pas uniquement suisse, elle sera européenne. Mais je ne sais pas si nous la trouverons d’ici à fin août, comme cela a été prévu. On verra. ▅
A Bakou, capitale de l’Azerbaïdjan, Johann Schneider-Ammann a inauguré le site de la fabrique de matériaux de construction Sika.
«Personnellement, je considère d’abord les opportunités qu’un projet offre plutôt que les risques»