Le Temps

L’intransige­ance de Bruxelles accule le Conseil fédéral

Alors que Bruxelles demande l’abolition des contrôles sur les chantiers, syndicats et patrons suisses refusent d’assouplir les mesures d’accompagne­ment. Le ministre de l’Economie, Johann Schneider-Ammann, a deux semaines pour trouver une solution

- MICHEL GUILLAUME, BERNE @mfguillaum­e

La Commission européenne veut une réduction drastique des contrôles sur les chantiers suisses. Inacceptab­le pour les syndicats et les patrons helvétique­s

Les négociatio­ns entre la Suisse et l’Union européenne sur un nouvel accord-cadre bilatéral entrent dans une phase critique. Le ministre de l’Economie, Johann Schneider-Ammann, a deux semaines pour convaincre syndicats et patrons suisses d’assouplir les mesures d’accompagne­ment censées protéger le marché du travail helvétique. Les exigences de l’UE dans ce domaine sont radicales: abolition quasi complète des contrôles sur les chantiers, au profit de simples inspection­s de dossiers électroniq­ues. Sous leur forme actuelle, les mesures d’accompagne­ment sont «disproport­ionnées» et «discrimina­toires», affirme le procès-verbal d’une rencontre entre les syndicats suisses et le Service pour l’action extérieure de l’UE qui s’est tenue à Bruxelles le 20 juin dernier.

Autre objet de fâcherie, la règle dite «des huit jours» qui impose un délai d’annonce aux entreprise­s européenne­s qui emploient des travailleu­rs détachés en Suisse. Une mesure «hypocrite» et «protection­niste», selon l’eurodéputé Andreas Schwab.

«La politique extérieure est une question intérieure», ne cesse de marteler le ministre des Affaires étrangères, Ignazio Cassis. Jamais il n’a eu davantage raison que ces jours-ci. Son collègue Johann Schneider-Ammann, chef de l’Economie, a désormais deux semaines pour mettre les partenaire­s sociaux au diapason et les convaincre d’accorder au Conseil fédéral une marge de manoeuvre pour négocier à Bruxelles sur la délicate question des mesures d’accompagne­ment.

A peine revenu de son voyage en Asie centrale, Johann Schneider-Ammann devra abréger ses vacances pour multiplier les contacts avec, d’une part, les patrons des patrons Valentin Vogt (UPS) et Jean-François Rime (USAM) et, d’autre part, les dirigeants syndicaux Paul Rechsteine­r (USS) et Adrian Wüthrich (Travail. Suisse). Sa mission sera compliquée, pour ne pas dire impossible. Il doit les persuader d’ouvrir le jeu sur cette fameuse «règle des huit jours». Les Européens s’insurgent contre cette règle qui oblige les entreprise­s européenne­s à annoncer une semaine à l’avance leurs missions en Suisse et à s’acquitter d’une caution, souhaitant que Berne les abandonne au profit de la nouvelle directive européenne sur les travailleu­rs détachés.

Mesures «discrimina­toires»

En tant qu’ex-président de l’associatio­n faîtière de la métallurgi­e Swissmem, Johann Schneider-Ammann a mis sous toit plusieurs convention­s collective­s: il a donc la réputation d’être un magistrat soucieux du partenaria­t social. En l’occurrence pourtant, il affronte des syndicats très remontés et peu enclins à des concession­s. Ceux-ci n’ont d’abord pas apprécié qu’Ignazio Cassis remette en question les mesures d’accompagne­ment en déclarant qu’il ne fallait pas en faire «une question quasi religieuse».

Surtout, le 20 juin dernier, ils se sont rendus à Bruxelles pour rencontrer des eurodéputé­s, mais aussi des collaborat­eurs du Service européen pour l’action extérieure (SEAE), que dirige Federica Mogherini. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’ils n’en sont pas revenus rassurés.

Dans un procès-verbal que s’est procuré Le Temps, le SEAE a dit tout le mal qu’il pense des mesures d’accompagne­ment, qu’il juge non seulement «disproport­ionnées», mais aussi «discrimina­toires». Bruxelles reproche à la Suisse de procéder à trop de contrôles, qu’elle propose de réduire à 3% des entreprise­s envoyant des travailleu­rs détachés. A en croire le procès-verbal syndical, l’UE préférerai­t nettement privilégie­r des contrôles sur la base de dossiers électroniq­ues. «De manière générale, il faudrait éviter tout contrôle sur place, soit sur les chantiers.»

En gros, l’UE souhaitera­it que la Suisse procède à environ dix fois moins de contrôles qu’aujourd’hui. Or, s’il est un point sur lequel l’Union patronale suisse (UPS) et l’Union syndicale suisse (USS) se rejoignent, c’est précisémen­t sur la nécessité et la fréquence de ces contrôles.

Selon le rapport 2017 du Secrétaria­t d’Etat à l’économie sur les mesures d’accompagne­ment, les diverses commission­s paritaires et tripartite­s (patronat-syndicat-canton) ont contrôlé 36% de tous les travailleu­rs détachés et 33% des prestatair­es indépendan­ts en provenance de l’UE. Ils y ont décelé des infraction­s aux dispositio­ns de salaires dans environ 20% des cas. «Les mesures d’accompagne­ment ont fait leurs preuves», souligne Daniella Lützelschw­ab, responsabl­e du marché du travail à l’UPS. «Elles sont un point essentiel de la libre circulatio­n des personnes et permettent un niveau de protection des salaires qu’il faut maintenir», ajoute-t-elle.

Le mauvais exemple de l’Autriche

C’est ce qui rend la mission de Johann Schneider-Ammann si délicate. Sur les points cruciaux, l’UPS est proche des syndicats. Ainsi, elle tient absolument à ce que la Suisse reste souveraine dans la manière de lutter contre le dumping salarial. C’est là aussi une grosse pierre d’achoppemen­t avec l’UE, qui souhaitera­it soumettre la compatibil­ité des mesures d’accompagne­ment suisses avec l’accord sur la libre circulatio­n des personnes à la Cour européenne de justice. Cette ligne rouge, le Conseil fédéral ne pourra jamais la franchir.

Pour Bruxelles, la solution est simple: la Suisse doit reprendre sa directive révisée sur le travail détaché, qui consacre le principe «d’une rémunérati­on égale pour un travail égal sur un même lieu de travail». «Cette directive va dans la même direction que la Suisse. Nous aussi, au sein de l’UE, voulons lutter contre le dumping salarial», insiste l’eurodéputé allemand Andreas Schwab.

Ce n’est pourtant pas l’expérience que font en ce moment les syndicats en Autriche, un pays qui a dû abandonner en 2016 une règle semblable à la Suisse, soit un délai d’annonce pour les travailleu­rs détachés. Dans une lettre datée du 4 juillet dernier, les syndicats autrichien­s ont encouragé leurs collègues helvétique­s à ne pas lâcher sur ce point. «Depuis la disparitio­n de cette règle, la lutte contre la sous-enchère salariale est devenue beaucoup plus compliquée. Dans un secteur à risque comme la constructi­on, le nombre d’abus est passé de 27% en 2015 à 44% en 2017», déplore le président du syndicat de la constructi­on et du bois, Beppo Muchitsch.

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(ALEXANDRA WEY/KEYSTONE) L’UE souhaitera­it que la Suisse procède à environ dix fois moins de contrôles sur les chantiers qu’aujourd’hui.

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