L’intransigeance de Bruxelles accule le Conseil fédéral
Alors que Bruxelles demande l’abolition des contrôles sur les chantiers, syndicats et patrons suisses refusent d’assouplir les mesures d’accompagnement. Le ministre de l’Economie, Johann Schneider-Ammann, a deux semaines pour trouver une solution
La Commission européenne veut une réduction drastique des contrôles sur les chantiers suisses. Inacceptable pour les syndicats et les patrons helvétiques
Les négociations entre la Suisse et l’Union européenne sur un nouvel accord-cadre bilatéral entrent dans une phase critique. Le ministre de l’Economie, Johann Schneider-Ammann, a deux semaines pour convaincre syndicats et patrons suisses d’assouplir les mesures d’accompagnement censées protéger le marché du travail helvétique. Les exigences de l’UE dans ce domaine sont radicales: abolition quasi complète des contrôles sur les chantiers, au profit de simples inspections de dossiers électroniques. Sous leur forme actuelle, les mesures d’accompagnement sont «disproportionnées» et «discriminatoires», affirme le procès-verbal d’une rencontre entre les syndicats suisses et le Service pour l’action extérieure de l’UE qui s’est tenue à Bruxelles le 20 juin dernier.
Autre objet de fâcherie, la règle dite «des huit jours» qui impose un délai d’annonce aux entreprises européennes qui emploient des travailleurs détachés en Suisse. Une mesure «hypocrite» et «protectionniste», selon l’eurodéputé Andreas Schwab.
«La politique extérieure est une question intérieure», ne cesse de marteler le ministre des Affaires étrangères, Ignazio Cassis. Jamais il n’a eu davantage raison que ces jours-ci. Son collègue Johann Schneider-Ammann, chef de l’Economie, a désormais deux semaines pour mettre les partenaires sociaux au diapason et les convaincre d’accorder au Conseil fédéral une marge de manoeuvre pour négocier à Bruxelles sur la délicate question des mesures d’accompagnement.
A peine revenu de son voyage en Asie centrale, Johann Schneider-Ammann devra abréger ses vacances pour multiplier les contacts avec, d’une part, les patrons des patrons Valentin Vogt (UPS) et Jean-François Rime (USAM) et, d’autre part, les dirigeants syndicaux Paul Rechsteiner (USS) et Adrian Wüthrich (Travail. Suisse). Sa mission sera compliquée, pour ne pas dire impossible. Il doit les persuader d’ouvrir le jeu sur cette fameuse «règle des huit jours». Les Européens s’insurgent contre cette règle qui oblige les entreprises européennes à annoncer une semaine à l’avance leurs missions en Suisse et à s’acquitter d’une caution, souhaitant que Berne les abandonne au profit de la nouvelle directive européenne sur les travailleurs détachés.
Mesures «discriminatoires»
En tant qu’ex-président de l’association faîtière de la métallurgie Swissmem, Johann Schneider-Ammann a mis sous toit plusieurs conventions collectives: il a donc la réputation d’être un magistrat soucieux du partenariat social. En l’occurrence pourtant, il affronte des syndicats très remontés et peu enclins à des concessions. Ceux-ci n’ont d’abord pas apprécié qu’Ignazio Cassis remette en question les mesures d’accompagnement en déclarant qu’il ne fallait pas en faire «une question quasi religieuse».
Surtout, le 20 juin dernier, ils se sont rendus à Bruxelles pour rencontrer des eurodéputés, mais aussi des collaborateurs du Service européen pour l’action extérieure (SEAE), que dirige Federica Mogherini. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’ils n’en sont pas revenus rassurés.
Dans un procès-verbal que s’est procuré Le Temps, le SEAE a dit tout le mal qu’il pense des mesures d’accompagnement, qu’il juge non seulement «disproportionnées», mais aussi «discriminatoires». Bruxelles reproche à la Suisse de procéder à trop de contrôles, qu’elle propose de réduire à 3% des entreprises envoyant des travailleurs détachés. A en croire le procès-verbal syndical, l’UE préférerait nettement privilégier des contrôles sur la base de dossiers électroniques. «De manière générale, il faudrait éviter tout contrôle sur place, soit sur les chantiers.»
En gros, l’UE souhaiterait que la Suisse procède à environ dix fois moins de contrôles qu’aujourd’hui. Or, s’il est un point sur lequel l’Union patronale suisse (UPS) et l’Union syndicale suisse (USS) se rejoignent, c’est précisément sur la nécessité et la fréquence de ces contrôles.
Selon le rapport 2017 du Secrétariat d’Etat à l’économie sur les mesures d’accompagnement, les diverses commissions paritaires et tripartites (patronat-syndicat-canton) ont contrôlé 36% de tous les travailleurs détachés et 33% des prestataires indépendants en provenance de l’UE. Ils y ont décelé des infractions aux dispositions de salaires dans environ 20% des cas. «Les mesures d’accompagnement ont fait leurs preuves», souligne Daniella Lützelschwab, responsable du marché du travail à l’UPS. «Elles sont un point essentiel de la libre circulation des personnes et permettent un niveau de protection des salaires qu’il faut maintenir», ajoute-t-elle.
Le mauvais exemple de l’Autriche
C’est ce qui rend la mission de Johann Schneider-Ammann si délicate. Sur les points cruciaux, l’UPS est proche des syndicats. Ainsi, elle tient absolument à ce que la Suisse reste souveraine dans la manière de lutter contre le dumping salarial. C’est là aussi une grosse pierre d’achoppement avec l’UE, qui souhaiterait soumettre la compatibilité des mesures d’accompagnement suisses avec l’accord sur la libre circulation des personnes à la Cour européenne de justice. Cette ligne rouge, le Conseil fédéral ne pourra jamais la franchir.
Pour Bruxelles, la solution est simple: la Suisse doit reprendre sa directive révisée sur le travail détaché, qui consacre le principe «d’une rémunération égale pour un travail égal sur un même lieu de travail». «Cette directive va dans la même direction que la Suisse. Nous aussi, au sein de l’UE, voulons lutter contre le dumping salarial», insiste l’eurodéputé allemand Andreas Schwab.
Ce n’est pourtant pas l’expérience que font en ce moment les syndicats en Autriche, un pays qui a dû abandonner en 2016 une règle semblable à la Suisse, soit un délai d’annonce pour les travailleurs détachés. Dans une lettre datée du 4 juillet dernier, les syndicats autrichiens ont encouragé leurs collègues helvétiques à ne pas lâcher sur ce point. «Depuis la disparition de cette règle, la lutte contre la sous-enchère salariale est devenue beaucoup plus compliquée. Dans un secteur à risque comme la construction, le nombre d’abus est passé de 27% en 2015 à 44% en 2017», déplore le président du syndicat de la construction et du bois, Beppo Muchitsch.
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