Antonio Zambujo l’intolérable légèreté d’un fado d’été
Le chanteur portugais possède l’une des plus belles voix du Portugal. Il est à l’affiche du Village du monde du Paléo, consacré cette année à l’Europe du Sud
Sa voix a ceci de spécifique qu’elle est capable de dire en même temps «tout est très grave» et «on s’en remettra». On l’imagine dans sa petite jeunesse, au début des années 1980, découvrir dans un conservatoire de l’Alentejo le son dru, bizarre, d’une clarinette. «C’était un très bon ami de mes parents, clarinettiste lui-même, qui leur avait suggéré de m’initier à cet instrument.»
Antonio Zambujo souffle des canards, il humecte son anche, la mouille trop, presse sur les clés, il n’arrive à rien, puis trouve enfin un son d’une douceur presque comique. «J’ai aimé ce timbre, instantanément.» Beaucoup plus tard, quand il est déjà devenu un des maîtres du nouveau fado, il combine clarinette et trombone dans son orchestre, des outils qui donnent à la tragédie l’élan d’une danse un tantinet pataude. L’émotion sans l’esprit de sérieux.
La voix mâle de son pays
Il répond enfin au téléphone, un après-midi de tournée, il voyage partout, Zambujo. Depuis 2002 et la sortie de O mesmo fado, il est devenu la voix mâle de son pays; il y a bien sûr Mariza, Ana Moura, Misia, Cristina Branco, plusieurs autres qui tentent dans le drame, la distance ou le métissage d’offrir une succession à Amalia Rodrigues. Elles cherchent toutes – il suffit de voir l’incroyable concert de Mariza donné en 2006 au pied de la tour de Belém – à trouver une expression de la douleur ou de la perte qui ne soit pas simplement mimétique.
Et puis il y a Antonio Zambujo, natif du Sud, des vins et des collines sèches, qui a lui-même joué le premier mari d’Amalia dans une comédie musicale à ses débuts. Il est en fait arrivé au fado par la bande, c’est-à-dire par la musique plutôt que par la voix ou les textes: «Je n’en ai pas tellement écouté jeune. Mais j’ai aimé passionnément le son de la guitare portugaise. C’est elle qui m’a attiré en premier.»
La musique encore une fois. On parle quelques minutes seulement avec Antonio, entre les aéroports et les réseaux défaillants, et il mentionne 30 noms de musiciens qu’il aime. Il explique être né dans les concertos de Mozart et les demi-comptines qu’il étudiait avec son professeur de clarinette, mais aussi avec Chet Baker, du jazz même très ancien, le rock, les Brésiliens. Une pause.
Les Brésiliens. Il a baptisé son propre fils «João», comme Gilberto. Il a rendu un long hommage mutin, racé, à Chico Buarque. Et Caetano Veloso, en 2008, écrivait à Zambujo ce compliment dont le premier ignorait encore qu’il servirait au second de visa planétaire: «Je veux l’entendre encore plus profondément. On ne peut pas s’empêcher de frémir et de pleurer.» Un chanteur lisboète adoubé par le chanteur carioca; la chose est si inhabituelle qu’elle lance un pont entre deux cités qui feignent la plupart du temps de s’ignorer.
Entre le Brésil et le Portugal, il y a deux manques, deux nostalgies, deux saudades qui s’expriment de manière si différente qu’elles semblent procéder de génomes irréconciliables parce que presque jumeaux. Presque. Même la langue, le portugais, le brésilien, les diphtongues et les chuintements, racontent l’amour, la trahison, comme des miroirs inversés.
Rien ne surpasse le boléro
«Je ne sais pas pourquoi mais j’ai toujours aimé le Brésil. On dit que ma voix est androgyne, c’est peut-être cela. Il y a une autre idée de la virilité au Brésil qui me touche profondément.» Antonio Zambujo est allé chanter là-bas, il a fait pleurer des publics en souvenir de choses dont ils ne savaient pas qu’elles leur manquaient. Il a mis dans son répertoire des musiques traditionnelles, pas seulement de l’Alentejo, mais du Portugal entier, même de celles les plus espagnoles, il a mis la Chanson de Prévert de Gainsbourg.
Et puis des musiques latines, tout un tas de musiques latines. «Le boléro reste pour moi le plus beau genre qui puisse exister. J’enregistrerai peutêtre un jour un album entier de boléros.» Au bout du fil, dans les crépitements et l’angoisse que la ligne lâche, il se met à chanter une vieillerie insulaire qui parle d’une fille trop belle pour être même envisagée.
La voix de Zambujo fait l’effet précis du vol du colibri, un vrombissement si accéléré qu’il paraît presque immobile. L’aisance d’une danseuse étoile qui enfouit sous un sourire les heures passées à se vautrer. Zambujo ne possède pas seulement une des plus belles voix qu’on connaisse, mais une voix qui ne paraît pas consciente d’ellemême, comme allégée de l’effet qu’elle peut produire sur quiconque l’écoute.
Il ne chante plus dans les maisons du fado, à Lisbonne, comme il l’a fait pendant des années au Senhor Vinho par exemple. «Quand je suis chez moi, je préfère maintenant rester le plus
Sa voix fait l’effet précis du vol de colibri, un vrombissement si accéléré qu’il paraît presque immobile
possible avec ma famille.» Il habite dans un quartier encore passablement préservé de la horde des touristes EasyJet, à proximité du jardin Amalia Rodrigues.
Pas n’importe quelle mondialisation
Lui qui prend à toutes les sources dans ses concerts ne raffole pas de cette capitale métamorphosée par le flux constant des fêtards européens. «Il y a un certain type de mondialisation qui me paraît assez destructeur. Désormais, à Lisbonne, on peut se déplacer en tuk-tuk et on boit du mojito. N’oublions pas que nous sommes un pays de vin et de fado.» Au bout de la phrase, il s’esclaffe. Comme s’il ne fallait pas abandonner trop d’espace à la mélancolie.
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«Je ne sais pas pourquoi mais j’ai toujours aimé le Brésil. On dit que ma voix est androgyne, c’est peut-être cela»