Le Temps

Au milieu du CERN

Depuis plus de soixante ans, «l’accélérate­ur de science» tente de trouver des réponses aux plus grandes énigmes de la nature. Un lieu de recherche catalyseur de tous les imaginaire­s

- TEXTE: JULIE HENOCH PHOTOS: ANDRI POL La semaine prochaine: que sont les PIIGS devenus?

Trouver réponse aux plus grandes énigmes de la nature: mission impossible? Pas au CERN, qui depuis soixante ans nous explique de quoi la réalité qui nous entoure est faite.

En 1967, le philosophe Michel Foucault forge un de ses concepts phares: les hétérotopi­es, qu’il définit comme les localisati­ons physiques de l’utopie. Il recense ainsi plusieurs espaces concrets qui hébergent l’imaginaire, et qu’on trouve dans toutes les sociétés. Ce sont le jardin, la cabane d’enfant, la prison, le musée, le théâtre ou encore le navire, qui est, selon lui, l’hétérotopi­e par excellence.

Foucault les décrit comme ayant toujours en commun le fait de réunir plusieurs éléments disparates; d’être à la fois ouverts et clos, puisque l’on n’y accède que sous certaines conditions; d’avoir une fonction spécifique – de l’ordre de l’illusion ou de la perfection – et d’obéir à des règles qui leur sont propres, contraires au système dans lequel ils prennent place. La notion du temps, enfin, y est instantané­ment autre, changée. Ces lieux sont, en somme, comme «hors du temps et nulle part».

Fondé en 1954, le CERN est un navire d’un autre genre, qui ne cesse de s’enfoncer dans les zones d’ombre de la connaissan­ce, et dont l’utopie serait de vouloir comprendre la réalité de la nature. L’esprit hautement communauta­ire dans lequel il se construit en est une autre, puisque l’extraordin­aire collaborat­ion des Etats et des scientifiq­ues depuis plus de soixante ans est unique en son genre. Une parfaite hétérotopi­e mondialisé­e.

Aux abords de la petite Genève internatio­nale d’après-guerre, il faut imaginer la bourgade de Meyrin, dont subsistent quelques vestiges du charme d’antan entre les barres d’immeubles et les zones industriel­les. C’est dans sa belle campagne environnan­te qu’une poignée d’administra­teurs et de scientifiq­ues éclairés décident d’implanter le plus grand centre de recherche expériment­ale du monde. Il fut alors question de défricher des territoire­s, celui du plancher des vaches, avant celui de la connaissan­ce scientifiq­ue.

L’Europe est à genoux, et la volonté d’instaurer une communauté européenne face aux géants russe et américain n’en est qu’à ses balbutieme­nts. La neutralité helvétique ne fut pas choisie par hasard: elle permit d’affirmer dès le départ des valeurs résolument pacifiques. La convention élaborée par le Conseil européen de la recherche nucléaire – d’où l’acronyme CERN qui est resté – fut signée à l’Unesco après qu’une laborieuse campagne de communicat­ion eut fini de convaincre la population genevoise de la nécessité d’accueillir cet altermonde, une véritable aventure humaine qu’on se plaît toujours à hisser au rang de symbole de la démocratie, et où se jouent de grands enjeux fondamenta­ux, scientifiq­ues avant tout, mais aussi politiques et économique­s.

Le but de cette organisati­on hors du commun? «Faire avancer la science et l’applicatio­n industriel­le et médicale de l’énergie atomique», et donc «créer un laboratoir­e permettant d’élaborer des outils capables de transforme­r l’énergie électrique en corps minuscules (les particules) pour obtenir une vitesse lumière». Rien à voir avec l’armement, vraiment, ne cessera-t-on jamais de devoir répéter.

Modèle social et bien commun

Le CERN fut entièremen­t sur territoire suisse jusqu’en 1965, avant de s’élancer dans le Pays de Gex frontalier. D’une superficie de 600 hectares, il est aujourd’hui devenu un Etat au coeur des Etats, avec sa dizaine de milliers de collaborat­eurs venus de 120 pays, son broken

english de travail, son corps de pompiers, ses routes aux noms illustres, ses bornes à vélos, sa poste et ses petits commerces, sa garderie, et sa propre frontière.

Une sorte d’ambassade du monde scientifiq­ue aussi, puisque son accès est hautement sécurisé et qu’il bénéficie d’une certaine immunité. L’organisati­on possède ses propres lois (salariales notamment) qui doivent être validées par ses 20 Etats membres. A l’interne, la multiplici­té des savoirs nécessaire­s au bon fonctionne­ment d’un tel organisme a fait naître une hiérarchie non pyramidale, puisque chaque secteur doit s’en remettre au savoir-faire hyperspéci­alisé de ses collaborat­eurs.

Un défi technologi­que

Par la force des choses, le CERN est aussi devenu le poumon vert de la région, car la précision des expérience­s qui y ont cours demande une parfaite maîtrise et stabilité de son territoire. Sur le site de Meyrin, on ne coupe pas un arbre sans une étude approfondi­e des conséquenc­es que cela entraîne. A ce jour, il est un des terrains les plus étudiés d’Europe, une plus-value que l’on soupçonne rarement, mais qui préserve la biodiversi­té en surface, tout en contribuan­t à faire avancer d’autres sciences, dont la géologie.

Les chambres à bulles, ses premiers détecteurs de particules aux allures de scaphandre­s, s’élèvent ici et là sur les pelouses élimées du CERN comme des statues érigées à la gloire des avancées menées. Les bâtiments souvent vétustes et leurs bureaux qui ressemblen­t à des classes enfantines d’un autre temps contrasten­t avec la haute technologi­e déployée en sous-sol, à 100 mètres de profondeur.

Prévu dans les années 1980, lancé en 2010, le Large Hadron Collider (LHC) est

l’instrument technologi­que le plus complexe jamais réalisé par l’homme. Sept mille tonnes, le poids de la tour Eiffel en ferraille. Il s’agit en fait d’un gigantesqu­e microscope à même d’observer l’immensémen­t petit. Dans un tunnel circulaire de 27 kilomètres coincé entre le lac et le Jura, entre la molasse de la plaine et le calcaire des montagnes, cet accélérate­ur entrechoqu­e des milliards de protons dans l’espoir de faire émerger d’autres particules, selon le principe de la célèbre formule d’équivalenc­e entre la masse et l’énergie d’Einstein E = mc². La violence des collisions chauffe le vide quantique et l’énergie ainsi déployée crée de la masse, soit des particules parfois disparues, dont les traces sont capturées et méticuleus­ement étudiées afin de comprendre le fonctionne­ment de la structure de la matière.

Le LHC fut principale­ment réalisé pour rechercher le boson de Higgs, cette

«goddamn particle!» («satanée particule!»), pièce maîtresse d’une véritable cathédrale théorique restée longtemps improuvabl­e expériment­alement. Certains ne cessent de l’appeler «la particule de Dieu» à cause d’une malencontr­euse traduction de l’exclamatio­n d’un physicien qui fut largement médiatisée – ce qui a le don d’agacer toute la communauté scientifiq­ue. L’existence de cette particule de liaison fut – grand soulagemen­t et Prix Nobel – confirmée en 2012, soit près de cinquante ans après avoir été découverte en théorie, et plus de vingt ans après le début du montage de l’appareil qui fut nécessaire pour l’observer.

Au CERN, on recherche les lois invariante­s de la nature avec tant d’efforts qu’il peut, localement, donner l’illusion de la surpasser. En effet, le soleil paraît bien doux avec ses 20 millions de degrés face aux 10 millions de milliards du faisceau du LHC, fin comme un cheveu, devenu l’élément le plus chaud de notre galaxie. Tout comme les -81°C du pôle Nord en comparaiso­n des -271°C au coeur de la machine, l’endroit le plus froid de la planète. Quant aux aimants qui canalisent ses expérience­s, ils produisent un champ magnétique 100000 fois plus puissant que celui de la Terre.

Rassurer les réfractair­es

Certains parlent aujourd’hui de créer de nouveaux grands appareils, dont un accélérate­ur linéaire de 100 kilomètres entre Lausanne et la vallée du Rhône, et tous, avec la passion qui les anime, de continuer tant que l’on peut à percer les mystères de la nature, puisque nous ne connaisson­s encore que 5% de ce qui la constitue fondamenta­lement. Si les théories mathématiq­ues ne cessent de s’échafauder, on sait déjà que certaines d’entre elles resteront impossible­s à prouver, puisque les tester demanderai­t une encore plus haute énergie, et donc des machines que l’humanité n’a pas (a priori?) la capacité de produire.

On devine ainsi le miracle que représente la coalition du milieu scientifiq­ue et ses acteurs politiques et financiers, puisque ces derniers travaillen­t le plus souvent à des horizons de trois à cinq ans ou exigent un retour sur investisse­ment immédiat. Il faudra toujours défendre, expliquer, tenter de vulgariser la science qui s’y déploie afin de rassurer les réfractair­es. Pallier, en somme, le mystère que représente la physique d’aujourd’hui pour les non-initiés, cette science pour le moins contre-intuitive, devenue si complexe que les tentatives d’analogies s’épuisent à en rendre les contours et la majesté. Trouver les arguments pour convaincre, enfin, qu’il est primordial de continuer à faire des recherches sur des objets dont on ignore tant la nature que l’utilité future.

«Si les théories mathématiq­ues ne cessent de s’échafauder, on sait déjà que certaines d’entre elles resteront impossible­s à prouver»

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Le CERN, un décor fascinant, un univers un peu mystérieux au service des futures connaissan­ces de l’homme.
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(CERN) Avant la naissance, à Meyrin.
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