Mais encore...
Notre décennie est marquée par une explosion massive de la demande de fiction par épisodes. De «La Casa de Papel» aux succès israéliens en passant par des pays émergents, les séries deviennent une catégorie majeure des industries culturelles
La saga des séries, la chronique de Célia Héron, le sudoku...
Qui connaît Via a vis (orthographe originale), l’histoire d’une femme folle de son patron au point de franchir les lignes? Hormis quelques aficionados espagnols, personne. Via a vis est la série qu’Alex Pina a créée avant La
Casa de Papel. Le feuilleton, qui a duré quatre saisons, n’a guère dépassé les frontières.
La Casa de Papel, elle, est devenue un phénomène culturel global, singée au festival de Rio, fascinant les Japonais, captivant en Afrique, bref, un produit culturel mondial, hissé à ce sommet par le seul fait que Netflix l’a achetée à sa chaîne d’origine, en Espagne.
L'âge d'or, c'est maintenant
Dans le petit monde des séries, les amateurs parlent d’un nouvel âge d’or depuis le début des années 2000, en le calant, selon les points de vue, à Twin Peaks ou
The X-Files dès les années 1990, ou aux Soprano à la fin de cette décennie. Au coeur de l’industrie mondiale de l’audiovisuel, personne ne doute: l’âge d’or, c’est maintenant.
Il ne s’est jamais dépensé autant d’argent pour produire des fictions en série. Le faramineux budget de Netflix pour ses productions propres en 2018, 8 milliards de dollars – près de cinq fois la dépense totale annuelle de la SSR – n’est qu’une pièce de l’échiquier planétaire des histoires sérielles. Le Japon augmente ses productions, la Corée du Sud aussi, tandis qu’un nombre croissant de pays d’Amérique latine monte en puissance. Des zones jusqu’ici peu visibles sur la carte des séries émergent, comme les Balkans, l’Afrique du Sud ou l’Europe de l’Est.
Un foisonnement américain
Dans ce contexte de maelström créatif et économique, quelle série raconte mieux les années 2010 que La Casa de
Papel? Toutefois, la décennie qui va s’achever a proposé un grand nombre de puissantes histoires. Aux Etats-Unis, comment ne pas citer Game of Thrones, le rouleau compresseur global, série proclamée la plus vue de son époque – et qui émane de la vieille TV, la chaîne câblée HBO? Le même diffuseur a risqué la série d’auteur crépusculaire avec True
Detective, et est en train de revivifier les déchirures familiales dans Succession.
Passé sa surfaite House of Cards, Netflix a vraiment imposé son logo avec Narcos. Nouvel acteur aussi, le site Hulu a misé, avec succès, sur l’adaptation de The
Handmaid’s Tale de Margaret Atwood. Désormais, aux Etats-Unis, il se produit près de 500 saisons de séries TV par an, nouvelles ou renouvelées.
L’élément majeur de cette décennie réside dans le fait que, même si l’appareil de production américain domine toujours une bonne part de l’imaginaire mondial grâce à son omniprésence sur les canaux – et à la large compréhension de l’anglais –, il n’est plus dominant. Il y a quelques semaines, au festival Canneseries, Chris Brancato, co-créateur de
Narcos, lançait: «Dans le système hollywoodien, chez les auteurs, et même s’il était clair qu’il y avait des talents ailleurs, il y a longtemps eu une forme d’arrogance. Les séries internationales sont un moyen, pour moi, de sortir de mon provincialisme américain.»
Il y a dix ans, il eût été impensable d’imaginer que des acteurs américains de l’audiovisuel s’affronteraient sur des terrains étrangers avec des productions locales. C’est exactement ce qui se produit ces temps en Inde, champ de bataille entre Netflix et Amazon, à coups de séries fabriquées à l’échelle nationale.
En Europe, après un coup de mou au début de la décennie, la déferlante nordique reprend, pour le meilleur – Bron/
Broen(The Bridge) ou Bedrag(Follow the
Money) – ou le pire (Modus). Mieux, les recettes scandinaves sont copiées par les Anglais (dans la médiocre Broadchurch, par exemple), pourtant les plus grands créateurs de séries d’Europe.
C’est d’ailleurs la Grande-Bretagne qui fournit la série la plus pertinente qui soit pour mettre en cause l’évolution technologique de nos sociétés, avec Black Mirror.
La France sortie du marasme
La France a fini de s’ébrouer. Grâce à des initiatives individuelles soutenues par quelques acteurs du marché dont Canal+, la création nationale a ses joyaux, d’Engrenages au Bureau des
légendes en passant par Baron noir. Arte prend aussi part à la montée en puissance du secteur, au travers de participations dans des séries européennes comme la norvégienne Occupied. Elle a aussi ses pétillantes impulsions comme la délirante P’tit Quinquin, qui revient bientôt.
Longtemps cantonnée aux sitcoms locales, de la même façon qu’en Suisse romande, la Belgique fait irruption en quelques mois sur la scène mondiale avec La trêve ainsi qu’Ennemi public – et la marmite belge bouillonne.
Israël, la prochaine déferlante
De son côté, primée en rafale dans les festivals, la création israélienne, jusqu’ici surtout connue pour ses adaptations à l’étranger (In Treatment, Homeland…), va très bientôt surgir en tant que telle sur les sites de streaming et dans les grilles de programmes.
A un autre bout de la planète, la Corée du Sud, très attachée à l’exportation de ses produits culturels, met désormais en avant les séries. Tout est prêt pour l’explosion d’une série coréenne de la même façon que La Casa de Papel.
Il ne s’est jamais produit autant de séries qu’en 2018. Le secteur affiche une demande systématiquement supérieure à l’offre, sans que les entreprises en souffrent: il faut produire davantage, voilà tout. La traque aux nouveaux talents, aux livres à adapter, aux concepts à acheter bat son plein. Nous le savons déjà, nous consommerons encore plus de séries dans les années 2020.n