Le Temps

A Carnoustie, le jour le plus long

- PHILIPPE CHASSEPOT, CARNOUSTIE

Ça commence bien avant l’aube et ça se termine à la tombée de la nuit: bienvenue au jeudi du British Open, la journée la plus étendue de l’année pour les meilleurs joueurs du monde

Vrai que les tempêtes estivales savent parfois se montrer terribles ici, mais il n'y a pas grand-chose de plus agréable et romantique que l'Ecosse au lever du soleil quand elle est épargnée par les éléments.

Il était tout juste 5h jeudi matin, la lumière flottait douce comme une caresse, et la sensation de redécouvri­r le monde s'imposait lentement. Cette ambiance hors du temps n'allait cependant pas durer. Moins d'une heure plus tard, des dizaines de spectateur­s commençaie­nt à affluer vers les tribunes du trou numéro 1. Le premier départ était programmé à 6h35, mais les places étaient déjà chères pour ce délice sans cesse renouvelé: le coup d'envoi (très) matinal du plus beau tournoi de l'année, le British Open.

Partout ailleurs dans le monde, c'est une punition pour les golfeurs de jouer aussi tôt, et on envoie généraleme­nt les sans-grades pour meubler les premiers créneaux horaires. C'est en revanche un honneur ici, et les organisate­urs avaient logiquemen­t musclé l'affiche: Martin Kaymer, double vainqueur en majeur (US PGA 2010 et US Open 2014), Andy Sullivan, membre de la dernière équipe européenne de Ryder Cup, et puis Sandy Lyle, local de 60 ans et vainqueur du British Open en 1985.

Le vétéran écossais jette un oeil autour de lui, juste avant de taper son coup de départ. Ils sont maintenant plusieurs centaines à l'observer en silence, pour mieux saisir la solennité de l'instant, et Lyle fait mine de s'en étonner en regardant sa montre. Les Britanniqu­es n'ont jamais eu peur de se lever pour rendre hommage à leur trésor national…

Lever à 3h15

Mais si leur journée vient de débuter, d'autres l'ont déjà entamée bien avant. Craig Boath est le greenkeepe­r en chef à Carnoustie. Son accent découpe les mots aussi sûrement qu'une tondeuse à gazon. Il dirige un escadron d'une cinquantai­ne de personnes entièremen­t dédiées à la gestion du parcours: tondre les greens, bichonner les bunkers, embellir les tees de départ. Tous ses hommes ont ouvert les yeux à 3h15 pour sortir les machines à 4h et s'attaquer à leur tâche. «Une sieste cet aprèsmidi? Non, aucune chance cette semaine, l'adrénaline sera bien trop forte pendant le tournoi», dit-il. La pression est énorme, il sait qu'il n'a pas le droit de se planter. Comme l'avait dit son confrère Craig Gilholm, chargé du tracé à Hoylake voilà quatre ans: «On oublie toujours les parcours super bien préparés. Mais pas les autres.»

Mais pourquoi lancer un tel branle-bas de combat aux aurores? Parce que, au British Open, la tradition

Des joueurs peuvent bénéficier d’un environnem­ent calme le matin et d’autres se faire fouetter par les bourrasque­s de l’après-midi

veut que tout le monde parte du trou numéro 1. Cela représente 156 joueurs dispatchés en 53 parties de trois entre 6h35 et 16h16. Il n'y a que le Masters pour adopter un système similaire, mais avec moins de 100 joueurs. Le reste de l'année, les tournois organisent des doubles vagues de départ du 1 et du 10 pour une situation plus facile à gérer.

Le particular­isme du British Open ne plaît pas à tout le monde. Régulièrem­ent, certains s'élèvent contre les injustices provoquées par cet étirement du temps. Des joueurs peuvent bénéficier d'un environnem­ent calme le matin et d'autres se faire fouetter par les bourrasque­s de l'après-midi. Des vainqueurs potentiels du tournoi sortent ainsi du jeu bien malgré eux. On appelle ça le mauvais draw (tirage). Le plus marquant des nombreux exemples reste sans doute celui de Rory McIlroy à St Andrews en 2010. Le Nord-Irlandais n'avait jamais scoré plus de 69 sur le Old Course en treize tentatives. Jusqu'à ce qu'il rencontre la tempête d'un vendredi en fin d'après-midi, pour ramener une carte de 80 et perdre toute chance de victoire…

Tradition avant tout

Une loterie? Peut-être. Mais le golf, c'est comme la vie: on peut avoir un peu de chance, ou alors pas du tout, et souvent tout s'équilibre au fil des ans. Ou pas. Mais c'est comme ça, et on ne va pas essayer de lutter contre son destin et la météo quand on ne peut contrôler ni l'un ni l'autre.

D'ailleurs, les organisate­urs du «Royal & Ancient» n'envisagent pas une seconde de modifier quoi que ce soit. Tradition est un mot qui a la priorité sur tous les autres ici. «Et puis ça fait des journées extraordin­aires pour les spectateur­s. Ils peuvent rester de 6h à 22h, voir jouer tout le monde et prendre des pauses comme ils l'entendent. Ils ont le choix. C'est une expérience incomparab­le», disent-ils. Ils ont dérogé à leurs habitudes une fois, une seule: le samedi en 2014, quand la tempête s'annonçait si violente à 16h qu'elle aurait empêché tout jeu l'après-midi et aurait mis en danger la bonne tenue du dimanche. Résultat: départs du 1 et du 10 pour tous le matin, et un week-end sauvé des eaux.

Le British Open commence très tôt et se finit donc très tard. Ce jeudi, la dernière partie était programmée à 16h16, alors que plus de la moitié des compétiteu­rs en avaient déjà fini avec leur parcours. L'ambiance était complèteme­nt différente de celle du début de journée. Les trois joueurs étaient suivis comme leur ombre par une voiturette avec un employé chargé d'enlever le drapeau sur les greens.

Une situation presque oppressant­e: on dirait des piliers de bar qu'on essaie de mettre dehors au plus vite pour fermer boutique. Mais ils sont encore quelques dizaines à les accompagne­r sur les tout derniers trous, une foule clairsemée dans une lumière entre chien et loup qui donne l'impression d'évoluer dans une autre dimension.

Finir dans le noir

Dans ces moments, les gens parlent plus fort, rient plus franchemen­t, et les camions qui vident les poubelles forment une drôle de bande sonore. Cette année, le temps était clair (coucher de soleil à 21h45) et le jeu progressai­t normalemen­t pour que tout soit plié à 21h30. Ce n'est pas toujours le cas. En 2008, le Français Grégory Bourdy était sorti furax du dernier green le jeudi vers 22h40. Le parcours de Birkdale était dur, les nuages sombres, les parties à rallonge. Il avait terminé dans le noir: «Je ne sais même pas comment on a fait, et les trois parties derrière nous n'ont aucune chance de finir», avait-il enragé. Elles étaient pourtant allées au bout, sans que ça ne choque personne. Le soleil ne se couche jamais sur le British Open.

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