«Les utopies sont des formes de dictature incroyables»
Responsable de la section architecture à l’EPFL, Nicola Braghieri est également chargé d’un cours intitulé «Visions et utopies» dans le cadre du master d’architecture. Il donne quelques clés pour déchiffrer cet objet aux contours quelquefois ambigus qu’on nomme utopie.
Qu’est-ce que le concept d’utopie a en lien avec l’architecture?
Les architectes ont en tête des idées qui sont figurées mais qui n’existent pas. Leur mission est de construire des histoires, à travers le dessin, à travers le descriptif. Mais dès que l’architecture est construite, elle perd sa raison d’être utopique. Les grands architectes du XXe siècle qu’on a appelé utopistes avaient simplement des projets avec une charge visionnaire plus grande que les autres.
L’utopie est-elle moins présente en Suisse qu’ailleurs, puisqu’il y a tant de réglementations chez nous?
De l’extérieur, la Suisse est considérée comme une société qui a réalisé beaucoup de rêves et d’utopies. Venant de l’étranger, j’en fais l’expérience tous les jours. Ce pays a une forte charge visionnaire, on peut le voir dans le design, dans les projets de logement, dans la possibilité d’avoir une vision pour 2030, voire 2040. Tous les pays ne peuvent pas se permettre une vision à aussi long terme. Mais la Suisse est le contraire de l’utopie. C’est le pays où beaucoup de visions utopiques sont réalisées.Il semblerait que le terme même souffre d’un usage abusif.
Il y a en effet un grand malentendu sur le mot «utopie». Pour bien le comprendre, il faut se fier à son étymologie. C’est Thomas More qui a composé ce mot. En réunissant le
qui signifie «lieu» avec un privatif, il suppose un lieu qui n’existe pas. Il ajoute aussi le –, en grec, qui veut dire «bon». Je pense que c’est volontaire de sa part. Toute utopie réside entre l’ambiguïté d’une société parfaite et d’un lieu qui n’est pas.
Une utopie demeure donc irréelle par définition?
Oui, elle n’existe pas. Au figuré, c’est une île. Le concept est détaché de la réalité. Par conséquent, le Goetheanum, par exemple, ne peut pas être une utopie, car il est construit. Le Monte Verità non plus. Nous avons d’ailleurs cherché avec des étudiants à redessiner la ville «Utopie» de Thomas More. C’est impossible. Les descriptions sont incohérentes, incompatibles et architectoniquement très vagues. L’utopie a la nécessité de jouer avec des conditions qui ne sont pas celles de la réalité.
L’utopie serait donc un monde fantasmé?
La plupart des utopies décrites dans la littérature sont des métaphores utilisées pour mettre en doute l’organisation sociale vécue par l’auteur. Ces oeuvres constituent de dures critiques envers le pouvoir. C’est sans doute pour cela que les grands écrivains utopistes ont connu des morts violentes: Thomas More a été pendu, Francis Bacon a disparu de manière obscure, Thomas de Campanel a été brûlé.
Il est difficile d’imaginer une société idéale pour chacun. Les utopies sont des formes de dictature incroyables! Elles représentent un programme social structuré et dans chacune d’entre elles, il y a suppression de liberté d’expression personnelle, car la communauté devient plus importante. L’individualité est complètement détruite au nom du bien commun. De plus, elles doivent se développer en vase clos. Sans être perméables, car si quelqu’un s’y introduit, il peut casser tout son système.
Y a-t-il encore des utopies aujourd’hui?
Notre société a, aujourd’hui, une vision très noire du futur. Alors que dans les années 1950 et 1960, l’optimisme dominait. Nous sommes plus conscients de l’état des choses, on est moins naïfs, moins enthousiastes. En règle générale, on attend de voir. Mais par nature, l’homme est visionnaire. Sinon il se suicide. Nous avons tous le droit à l’utopie. Et en tant qu’architecte, c’est même un devoir.
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