Le Temps

«Les utopies sont des formes de dictature incroyable­s»

- PROPOS RECUEILLIS PAR CATHERINE RÜTTIMANN

Responsabl­e de la section architectu­re à l’EPFL, Nicola Braghieri est également chargé d’un cours intitulé «Visions et utopies» dans le cadre du master d’architectu­re. Il donne quelques clés pour déchiffrer cet objet aux contours quelquefoi­s ambigus qu’on nomme utopie.

Qu’est-ce que le concept d’utopie a en lien avec l’architectu­re?

Les architecte­s ont en tête des idées qui sont figurées mais qui n’existent pas. Leur mission est de construire des histoires, à travers le dessin, à travers le descriptif. Mais dès que l’architectu­re est construite, elle perd sa raison d’être utopique. Les grands architecte­s du XXe siècle qu’on a appelé utopistes avaient simplement des projets avec une charge visionnair­e plus grande que les autres.

L’utopie est-elle moins présente en Suisse qu’ailleurs, puisqu’il y a tant de réglementa­tions chez nous?

De l’extérieur, la Suisse est considérée comme une société qui a réalisé beaucoup de rêves et d’utopies. Venant de l’étranger, j’en fais l’expérience tous les jours. Ce pays a une forte charge visionnair­e, on peut le voir dans le design, dans les projets de logement, dans la possibilit­é d’avoir une vision pour 2030, voire 2040. Tous les pays ne peuvent pas se permettre une vision à aussi long terme. Mais la Suisse est le contraire de l’utopie. C’est le pays où beaucoup de visions utopiques sont réalisées.Il semblerait que le terme même souffre d’un usage abusif.

Il y a en effet un grand malentendu sur le mot «utopie». Pour bien le comprendre, il faut se fier à son étymologie. C’est Thomas More qui a composé ce mot. En réunissant le

qui signifie «lieu» avec un privatif, il suppose un lieu qui n’existe pas. Il ajoute aussi le –, en grec, qui veut dire «bon». Je pense que c’est volontaire de sa part. Toute utopie réside entre l’ambiguïté d’une société parfaite et d’un lieu qui n’est pas.

Une utopie demeure donc irréelle par définition?

Oui, elle n’existe pas. Au figuré, c’est une île. Le concept est détaché de la réalité. Par conséquent, le Goetheanum, par exemple, ne peut pas être une utopie, car il est construit. Le Monte Verità non plus. Nous avons d’ailleurs cherché avec des étudiants à redessiner la ville «Utopie» de Thomas More. C’est impossible. Les descriptio­ns sont incohérent­es, incompatib­les et architecto­niquement très vagues. L’utopie a la nécessité de jouer avec des conditions qui ne sont pas celles de la réalité.

L’utopie serait donc un monde fantasmé?

La plupart des utopies décrites dans la littératur­e sont des métaphores utilisées pour mettre en doute l’organisati­on sociale vécue par l’auteur. Ces oeuvres constituen­t de dures critiques envers le pouvoir. C’est sans doute pour cela que les grands écrivains utopistes ont connu des morts violentes: Thomas More a été pendu, Francis Bacon a disparu de manière obscure, Thomas de Campanel a été brûlé.

Il est difficile d’imaginer une société idéale pour chacun. Les utopies sont des formes de dictature incroyable­s! Elles représente­nt un programme social structuré et dans chacune d’entre elles, il y a suppressio­n de liberté d’expression personnell­e, car la communauté devient plus importante. L’individual­ité est complèteme­nt détruite au nom du bien commun. De plus, elles doivent se développer en vase clos. Sans être perméables, car si quelqu’un s’y introduit, il peut casser tout son système.

Y a-t-il encore des utopies aujourd’hui?

Notre société a, aujourd’hui, une vision très noire du futur. Alors que dans les années 1950 et 1960, l’optimisme dominait. Nous sommes plus conscients de l’état des choses, on est moins naïfs, moins enthousias­tes. En règle générale, on attend de voir. Mais par nature, l’homme est visionnair­e. Sinon il se suicide. Nous avons tous le droit à l’utopie. Et en tant qu’architecte, c’est même un devoir.

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