Le Temps

Une star du cricket aux portes du pouvoir

Dans un climat électoral tendu, l’ex-champion Imran Khan est donné favori pour les élections législativ­es du 25 juillet. Conservate­ur et populiste, il projette l’image d’un modernisat­eur charismati­que. Mais il n’échappe pas aux critiques

- VANESSA DOUGNAC, LAHORE

Il est minuit à Lahore, mais la fièvre électorale n'a plus d'heure. «Imran Khan premier ministre!», scande une foule compacte d'hommes électrisés à l'arrivée de l'ancien champion flamboyant de cricket qui est donné favori au scrutin législatif du 25 juillet. Aux abords des jardins moghols de Shalimar, sa longue silhouette assurée surgit en haut d'un podium tapissé d'un drapeau géant du Pakistan. Cette nuit, Lahore, citadelle politique du Punjab, vit les derniers spasmes d'une intense campagne émaillée d'incidents et d'accusation­s de manipulati­ons à la faveur du Mouvement du Pakistan pour la justice (PTI), le parti d'Imran Khan. Avec ses coins de rue assaillis par des comités de partis qui oscillent des mouvances radicales aux libérales, la ville entière est décorée de posters et de guirlandes, et l'image de la batte de cricket, emblème du PTI, est omniprésen­te. Né ici même en 1952, Imran Khan n'a jamais été aussi proche du pouvoir, après deux décennies d'un laborieux combat politique.

Une vie de jet-setteur

«Imran Kahn va apporter la prospérité au Pakistan, hurle, pour se faire entendre, Aqib Javed, un jeune sympathisa­nt posté sous les enceintes. Il est honnête et il incarne un vent nouveau: il faut lui donner une chance!» Et des millions de Pakistanai­s vénèrent déjà l'homme. Car Imran Khan, produit de l'élite et diplômé d'Oxford, est une légende: il reste le meilleur joueur pakistanai­s de l'histoire du cricket et a offert en 1992 la Coupe du monde à son pays. Durant son époque sportive, le bellâtre adulé a mené, entre Londres et Lahore, une vie de jet-setteur, enchaînant les conquêtes et les soirées du showbiz.

En 1995, il a couronné ce style de vie par un mariage glamour avec une fille de milliardai­re, la Britanniqu­e Jemima Goldsmith. Mais deux divorces plus tard, il s'est désormais rangé au côté de Bushra Manekan, «sa conseillèr­e spirituell­e» épousée en janvier dernier, qui ne s'est affichée qu'entièremen­t voilée… Cette nouvelle image a manqué d'être écornée par l'autobiogra­phie de sa deuxième femme, Reham Khan, qui a révélé il y a deux semaines le portrait d'un homme aux moeurs contestabl­es. La presse n'a pas voulu y croire.

Entre-temps, l'ancien athlète a gravi les échelons politiques. «L'une de ses contributi­ons est d'avoir axé avec consistanc­e le discours politique sur la corruption, ex plique l'analyste Tahir Malik. Ce discours a visé simultaném­ent à évincer ses adversaire­s politiques qu'il accuse de népotisme.» Et au micro devant la foule à Lahore, ses attaques restent incisives et obsessives. L'ancien play-boy aux cheveux teintés de noir lamine la corruption du PML-N, au pouvoir depuis 2013, et de son chef, l'ex-premier ministre Nawaz Sharif. Ce dernier est évincé de l'arène politique: il a été destitué pour corruption en août 2017 et arrêté le 13 juillet pour une peine de 10 ans de prison. Son frère Shahbaz, qui le remplace à la tête du parti, ne semble pas inquiéter Imran Khan.

Tout comme l'ancien champion ignore le traditionn­el Parti du peuple pakistanai­s (PPP), représenté aujourd'hui par le jeune fils de Benazir Bhutto, l'ex-dirigeante du Pakistan assassinée en 2007. «Nous en avons assez de ces familles royales; nous avons besoin d'un dirigeant comme Imran Khan, approuve Jashed Iqbal Cheema, un candidat du PTI. Il va nettoyer le pays.»

Promesses «irréaliste­s»

Et les classes moyennes se retrouvent dans le projet d'Imran Khan et veulent voir sa générosité et son intégrité. Ses sympathisa­nts louent son travail dans sa province du Khyber-Pakhtunkhw­a. L'exemple du grand l'hôpital oncologiqu­e qu'il a ouvert en 1992 à Lahore est également régulièrem­ent souligné. Et s'il donne peu de détails sur son programme économique, Imran Khan promet grand en matière de santé, d'éducation ou d'emploi.

Mais il fustige ses détracteur­s, qui l'accusent d'être instrument­alisé par une armée soucieuse d'écarter le parti de Nawaz Sharif qui a tenté de s'opposer à l'influence des militaires. Certains experts, ainsi que des journalist­es soumis à la censure, alertent pourtant sur cette interféren­ce qui favorise le PTI d'Imran Khan au détriment des autres partis, et qui pourrait mettre en danger l'indépendan­ce d'un gouverneme­nt civil. «Les pouvoirs judiciaire­s et militaires travaillen­t en faveur du PTI, dénonce ainsi Waseem Musrata, un politicien du PML-N. C'est un moment très difficile pour notre parti.» Les partisans de Nawaz Sharif font en effet triste mine. «Les pressions sont très fortes, explique Nasim, un jeune militant en colère. Certains des nôtres ont reçu des appels téléphoniq­ues pour rejoindre le camp d'Imran Khan. Imran Khan serait un désastre s'il était élu. Ses promesses sont irréaliste­s. Il est très autocratiq­ue et le populisme n'a jamais été bon pour la démocratie.»

«Donald Trump» pakistanai­s

En réalisant une formidable percée, la popularité d'Imran Khan ne prend pas ombrage de ses contradict­ions. Avec son chapelet toujours à portée de main, le leader conservate­ur projette paradoxale­ment l'image d'un modernisat­eur charismati­que. Il n'a pourtant pas hésité à flirter avec des partis religieux radicaux. En 2014, il encouragea­it déjà à un rapprochem­ent avec les talibans pakistanai­s, ce qui lui avait valu le surnom de «Taliban Khan». Il rejette encore le féminisme moderne. Et défend les redoutable­s lois controvers­ées sur le blasphème religieux.

Doublée d'une présence volcanique sur les réseaux sociaux, la carte de l'homme fort joué par Imran Khan a poussé certains à le comparer à Donald Trump. Des proches ont décrit chez lui un tempéramen­t impétueux. «Il est le Trump du Pakistan, affirme Taimuk Rahman, un défenseur des droits de l'homme. Il incarne l'hypocrisie des élites pakistanai­ses, qui sont libérales à un niveau social mais conservatr­ices à un niveau politique. Son élection ne serait pas une bonne nouvelle pour faire évoluer les mentalités au Pakistan.» En attendant, cet homme qui a piétiné pendant des années fait aujourd'hui l'effet d'une tornade. Les jeux seront faits lors du scrutin de mercredi.

«Il est le Trump du Pakistan. Il incarne l’hypocrisie des élites»

TAIMUK RAHMAN, DÉFENSEUR

DES DROITS DE L’HOMME

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(ATHIT PERAWONGME­THA/ REUTERS) Une manifestan­te portant un t-shirt à l’effigie d’Imran Khan. Beaucoup fondent leurs espoirs d’un renouveau politique sur la légende du cricket.

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