Pompier pyromane assureur
Il y a quelques semaines, à cette même place, je vous parlais de l’hérésie d’un indicateur, la volatilité, devenu instrument financier. Cette fois, et dans la même veine, je ne résiste pas à l’envie d’évoquer une autre «créature» financière qui a été complètement dépouillée de son utilité première: l’assurance de crédit.
Comme nous le savons, le développement fulgurant de la technologie au cours des vingt dernières années a permis la création de nombreux nouveaux instruments dérivés, dont le fameux credit default swap (CDS) ou, en français, couverture de défaillance ou assurance de crédit. Il s’agit bien d’une prime d’assurance contre le risque de non-paiement d’intérêts ou d’une dette. En pratique, nous parlons d’une transaction non financée (c’est-à-dire sans collatéral); le vendeur reçoit la prime et s’engage à compenser la différence entre le nominal et le prix de l’obligation en cas de défaillance du débiteur.
Jérémiades de Goldman Sachs
A l’origine, ce marché né dans la seconde moitié des années 1990 permettait à des investisseurs de protéger tout ou partie de leur exposition obligataire présentant un risque de crédit. Comme pour tout instrument dérivé non standard, son marché est hautement spécialisé, réglé par des contrats spécifiques mais finalement assez mal encadré. Sa surveillance aux Etats-Unis est assurée par la Commission pour les transactions en contrats futures (CFTC), l’organisme qui supervise tous les instruments dérivés.
Il aura fallu les jérémiades plutôt inhabituelles de Goldman Sachs pour attirer l’attention du régulateur américain l’an dernier sur les manipulations d’un acteur particulier de ce marché. Il est permis de penser qu’il n’était pas le seul à détourner cet instrument de sa mission première.
Le stratagème consistait à créer un «défaut fabriqué». L’intervenant (un très grand gérant d’actifs) propose de refinancer la dette obligataire d’une société cotée à un coût très avantageux à la condition extravagante que la société en question ne paie pas les intérêts échus prochainement! Pourquoi une condition si saugrenue? Le prêteur n’étant pas d’un altruisme particulier, il avait simultanément acheté en quantité non négligeable ces fameuses «assurances de crédit» sur la dette de la même société. Bingo! Si la société n’honore pas les intérêts dus, cet événement déclenche le paiement de l’indemnité de compensation, et le prêteur encaisse ainsi un montant largement supérieur au «carat» offert sur le coupon du refinancement.
D’autres transactions de même type, mais dans l’autre sens, comme l’encouragement donné à des investisseurs de parier (en payant les primes d’assurance) contre le crédit d’une entreprise en difficulté et ensuite aider la société en question à se refinancer pour ne pas déclencher la clause, ont également été identifiées.
Embarras du régulateur
Il fallait certes être un acteur de grande taille, disposer de ressources techniques et juridiques de haut vol, et agir de manière discrète pour procéder de la sorte. Il faut également relever que les contreparties (soit les vendeurs d’assurances de crédit) sont loin d’être des amateurs, en réalité essentiellement des hedge funds ou des banques d’affaires avisées. Comme dit, c’est Goldman Sachs, peu habitué à être du mauvais côté de la transaction, ainsi que des hedge funds qui se sont plaints auprès de l’autorité de surveillance de la nature soi-disant frauduleuse de cette stratégie. Comme l’encadrement de ce marché est pour le moins vague, le régulateur a d’abord fait preuve d’un réel embarras, puis s’est résolu à considérer l’argument de l’intégrité du marché et du combat contre la fraude. Il faut bien avouer que «forcer» (par contrat) un débiteur à ne pas payer son coupon (alors qu’il en a les moyens) relève bien de la manipulation crasse.
Dans ce contexte sulfureux, la confiance a quitté ce marché depuis de nombreux mois et sa taille s’est drastiquement réduite. Si elle culminait encore à plus de 25 trillions de dollars en 2013, les montants alloués à ces instruments sont d’à peine 10 trillions aujourd’hui. En fait, la protection «offerte» par le CDS peut s’avérer illusoire ou inapplicable. Dans le cas de la dette souveraine européenne ou de la dette de certaines banques européennes, les investisseurs de bon droit se sont retrouvés bien marris quand leurs assurances n’ont servi à rien… Il est apparu que l’influence des juristes et des politiciens européens dans la lecture des contrats, et plus spécifiquement dans la détermination des clauses de déclenchement de défaut, a permis d’éviter les paiements de compensation.
Instrument détourné de son usage premier
Ainsi, comme souvent, les investisseurs semblent avoir devancé les régulateurs en désertant le marché des CDS. Seuls paraissent pouvoir survivre les CDS indiciels, soit des instruments dérivés de crédit sur l’ensemble d’un indice, mais le CDS spécifique sur un crédit particulier est désormais entaché de beaucoup de suspicion. Comment était-il possible, par exemple, d’émettre plus de CDS que la somme totale des obligations émises qu’on est censé protéger? Comment certaines restructurations financières de sociétés ou dettes souveraines en réelle difficulté n’ont-elles pas déclenché de clauses de défaut?
Une fois de plus, certains acteurs ont tiré toutes les ficelles possibles et imaginables d’un instrument pour le détourner de son usage premier à leur bénéfice en prenant en otage des investisseurs de bonne foi. Ces mêmes acteurs ont joué le rôle combiné de pompier, pyromane et assureur dans la même transaction. Ils ont bénéficié d’un cadre réglementaire flou et peu contraignant, et également, il faut bien l’admettre, d’une certaine naïveté du régulateur.
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A l’origine, ce marché né dans la seconde moitié des années 1990 permettait à des investisseurs de protéger tout ou partie de leur exposition obligataire présentant un risque de crédit. Les instruments d’assurance contre les défauts ont vu leur utilisation être détournée.