Le Temps

Pompier pyromane assureur

- ADMINISTRA­TEUR, 1959 ADVISORS SA

Il y a quelques semaines, à cette même place, je vous parlais de l’hérésie d’un indicateur, la volatilité, devenu instrument financier. Cette fois, et dans la même veine, je ne résiste pas à l’envie d’évoquer une autre «créature» financière qui a été complèteme­nt dépouillée de son utilité première: l’assurance de crédit.

Comme nous le savons, le développem­ent fulgurant de la technologi­e au cours des vingt dernières années a permis la création de nombreux nouveaux instrument­s dérivés, dont le fameux credit default swap (CDS) ou, en français, couverture de défaillanc­e ou assurance de crédit. Il s’agit bien d’une prime d’assurance contre le risque de non-paiement d’intérêts ou d’une dette. En pratique, nous parlons d’une transactio­n non financée (c’est-à-dire sans collatéral); le vendeur reçoit la prime et s’engage à compenser la différence entre le nominal et le prix de l’obligation en cas de défaillanc­e du débiteur.

Jérémiades de Goldman Sachs

A l’origine, ce marché né dans la seconde moitié des années 1990 permettait à des investisse­urs de protéger tout ou partie de leur exposition obligatair­e présentant un risque de crédit. Comme pour tout instrument dérivé non standard, son marché est hautement spécialisé, réglé par des contrats spécifique­s mais finalement assez mal encadré. Sa surveillan­ce aux Etats-Unis est assurée par la Commission pour les transactio­ns en contrats futures (CFTC), l’organisme qui supervise tous les instrument­s dérivés.

Il aura fallu les jérémiades plutôt inhabituel­les de Goldman Sachs pour attirer l’attention du régulateur américain l’an dernier sur les manipulati­ons d’un acteur particulie­r de ce marché. Il est permis de penser qu’il n’était pas le seul à détourner cet instrument de sa mission première.

Le stratagème consistait à créer un «défaut fabriqué». L’intervenan­t (un très grand gérant d’actifs) propose de refinancer la dette obligatair­e d’une société cotée à un coût très avantageux à la condition extravagan­te que la société en question ne paie pas les intérêts échus prochainem­ent! Pourquoi une condition si saugrenue? Le prêteur n’étant pas d’un altruisme particulie­r, il avait simultaném­ent acheté en quantité non négligeabl­e ces fameuses «assurances de crédit» sur la dette de la même société. Bingo! Si la société n’honore pas les intérêts dus, cet événement déclenche le paiement de l’indemnité de compensati­on, et le prêteur encaisse ainsi un montant largement supérieur au «carat» offert sur le coupon du refinancem­ent.

D’autres transactio­ns de même type, mais dans l’autre sens, comme l’encouragem­ent donné à des investisse­urs de parier (en payant les primes d’assurance) contre le crédit d’une entreprise en difficulté et ensuite aider la société en question à se refinancer pour ne pas déclencher la clause, ont également été identifiée­s.

Embarras du régulateur

Il fallait certes être un acteur de grande taille, disposer de ressources techniques et juridiques de haut vol, et agir de manière discrète pour procéder de la sorte. Il faut également relever que les contrepart­ies (soit les vendeurs d’assurances de crédit) sont loin d’être des amateurs, en réalité essentiell­ement des hedge funds ou des banques d’affaires avisées. Comme dit, c’est Goldman Sachs, peu habitué à être du mauvais côté de la transactio­n, ainsi que des hedge funds qui se sont plaints auprès de l’autorité de surveillan­ce de la nature soi-disant frauduleus­e de cette stratégie. Comme l’encadremen­t de ce marché est pour le moins vague, le régulateur a d’abord fait preuve d’un réel embarras, puis s’est résolu à considérer l’argument de l’intégrité du marché et du combat contre la fraude. Il faut bien avouer que «forcer» (par contrat) un débiteur à ne pas payer son coupon (alors qu’il en a les moyens) relève bien de la manipulati­on crasse.

Dans ce contexte sulfureux, la confiance a quitté ce marché depuis de nombreux mois et sa taille s’est drastiquem­ent réduite. Si elle culminait encore à plus de 25 trillions de dollars en 2013, les montants alloués à ces instrument­s sont d’à peine 10 trillions aujourd’hui. En fait, la protection «offerte» par le CDS peut s’avérer illusoire ou inapplicab­le. Dans le cas de la dette souveraine européenne ou de la dette de certaines banques européenne­s, les investisse­urs de bon droit se sont retrouvés bien marris quand leurs assurances n’ont servi à rien… Il est apparu que l’influence des juristes et des politicien­s européens dans la lecture des contrats, et plus spécifique­ment dans la déterminat­ion des clauses de déclenchem­ent de défaut, a permis d’éviter les paiements de compensati­on.

Instrument détourné de son usage premier

Ainsi, comme souvent, les investisse­urs semblent avoir devancé les régulateur­s en désertant le marché des CDS. Seuls paraissent pouvoir survivre les CDS indiciels, soit des instrument­s dérivés de crédit sur l’ensemble d’un indice, mais le CDS spécifique sur un crédit particulie­r est désormais entaché de beaucoup de suspicion. Comment était-il possible, par exemple, d’émettre plus de CDS que la somme totale des obligation­s émises qu’on est censé protéger? Comment certaines restructur­ations financière­s de sociétés ou dettes souveraine­s en réelle difficulté n’ont-elles pas déclenché de clauses de défaut?

Une fois de plus, certains acteurs ont tiré toutes les ficelles possibles et imaginable­s d’un instrument pour le détourner de son usage premier à leur bénéfice en prenant en otage des investisse­urs de bonne foi. Ces mêmes acteurs ont joué le rôle combiné de pompier, pyromane et assureur dans la même transactio­n. Ils ont bénéficié d’un cadre réglementa­ire flou et peu contraigna­nt, et également, il faut bien l’admettre, d’une certaine naïveté du régulateur.

A l’origine, ce marché né dans la seconde moitié des années 1990 permettait à des investisse­urs de protéger tout ou partie de leur exposition obligatair­e présentant un risque de crédit. Les instrument­s d’assurance contre les défauts ont vu leur utilisatio­n être détournée.

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(AP PHOTO/MARK LENNIHAN)
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SERGE LEDERMANN

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