Le Temps

«Cessons d’être fascinés par Donald Trump»

Le président américain a bel et bien déclaré la guerre commercial­e. Thomas Cottier, fondateur du World Trade Institute de l’Université de Berne, invite à constituer des coalitions et à réfléchir au-delà des deux ou six ans de cette présidence

- PROPOS RECUEILLIS PAR RAM ETWAREEA @ram52

Thomas Cottier, professeur émérite au World Trade Institute (Université de Berne), est l’un des grands connaisseu­rs mondiaux du droit économique internatio­nal. Ancien délégué du Conseil fédéral aux accords commerciau­x, il a aussi présidé une quinzaine de groupes de travail à l’Organisati­on mondiale du commerce (OMC) pour statuer sur divers conflits. Il livre ici son analyse sur la guerre commercial­e qui domine l’actualité et affirme que le nationalis­me économique ne peut que conduire à une baisse de niveau de vie.

Est-ce que nous sommes vraiment dans une guerre commercial­e? Ce terme n’est-il pas exagéré? Nous sommes dans une guerre dans la mesure où l’un des protagonis­tes, le président américain Donald Trump en l’occurrence, a lui-même traité l’UE et la Chine d’ennemis. Les Etats-Unis ont quitté les modalités de la coopératio­n et prennent des mesures unilatéral­es au mépris des règles de l’Organisati­on mondiale du commerce. Le soutien traditionn­el et le leadership des Etats-Unis au système multilatér­al ont fait place à une approche bilatérale mercantili­ste qui ne vise qu’à rééquilibr­er les balances des paiements et à éventuelle­ment ramener des places de travail au pays. Nous sommes définitive­ment dans une guerre commercial­e comme dans les années 1930, lorsque des Etats érigeaient des barrières commercial­es les uns après les autres.

Est-ce grave? Les prévisions conjonctur­elles, notamment celles du Fonds monétaire internatio­nal, n’anticipent pourtant pas d’effondreme­nt économique… La situation est grave du point de vue de la coopératio­n économique internatio­nale. En ce qui concerne les effets, il n’est pas possible de les mesurer à ce stade. Les surtaxes sur l’acier et l’aluminium sont entrées en vigueur le 1er juin 2018 seulement. Il faut surtout être attentif aux effets à long terme, sans oublier l’impact des mesures de rétorsion de la part de la Chine et de l’UE. Ce sont les régimes tarifaires qui déterminen­t les structures de production et les chaînes des valeurs ajoutées régionales et internatio­nales.

Dans toute guerre, il y a des gagnants et des perdants. Qui seront-ils? Les consommate­urs, y compris américains, seront les plus grands perdants. Je ne suis pas certain que les habitants de la Rust Belt, à qui le président Trump a promis le retour des emplois, y trouveront leur compte. Sa démarche montre son ignorance des politiques commercial­es. Elle reflète les années 1950, lorsque les production­s se faisaient au niveau national. A présent, les chaînes de valeurs ajoutées ont remplacé l’ancien modèle. Ramener des emplois aux Etats-Unis peut même se montrer contre-productif. Plusieurs économiste­s confirment cette analyse. Le problème de fond est toutefois réel. La globalisat­ion a déplacé beaucoup de places de travail sans qu’il y ait de filets de sécurité suffisants, notamment aux EtatsUnis, pour ceux qui perdaient leur emploi. C’est là où Donald Trump a trouvé ses électeurs. Paradoxale­ment, les républicai­ns ont toujours combattu des mesures sociales.

Mais il y a tout de même quelque chose de bien qui pourrait sortir de cette guerre commercial­e… Pour la Rust Belt? La surtaxe sur l’acier et l’aluminium a eu l’effet contraire de celui

10% La taxe que l’Union européenne applique aux voitures importées des Etats-Unis. 2,5% La taxe appliquée par les Etats-Unis aux voitures européenne­s.

souhaité par le président Trump. Par exemple, le constructe­ur de motos Harley-Davidson a décidé de délocalise­r une partie de sa production. Rapatrier une industrie lourde n’est pas une simple affaire. Une politique industriel­le prend du temps à être mise en place et il est difficile d’imaginer une stratégie qui n’intègre pas les chaînes des valeurs ajoutées internatio­nales. Le président américain n’est pas réaliste.

Que se passe-t-il alors dans la tête de Donald Trump, qui insiste sur le retour au pays des entreprise­s américaine­s installées à l’étranger? Veut-il absolument concrétise­r son slogan «America First»? Il est obsédé par la question d’excédent/déficit commercial. «American First» est un concept anti-globalisat­ion. Il est difficile de comprendre cette volonté, d’autant plus que les Etats-Unis ont profité et profitent encore de l’accès aux marchés mondiaux.

Mais si on regarde dans le détail, le président Trump a peut-être raison. Sinon, comment expliquer que l’UE impose une taxe de 10% sur les voitures américaine­s, contre 2,5% aux Etats-Unis sur les automobile­s européenne­s? Cette disproport­ion est bien réelle. Toutefois, on ne regarde pas une mesure hors de son contexte général. Si l’on tient compte des mesures américaine­s anti-dumping et de sauvegarde ainsi que des subvention­s aux exportatio­ns, la conclusion sera différente. Par ailleurs, les Européens seraient apparemmen­t prêts à baisser leur tarif. Le projet d’un accord de libre-échange transatlan­tique, que Donald Trump a suspendu, voulait justement harmoniser les règles et les standards de l’industrie automobile.

Les critiques américaine­s à l’égard de la Chine ne sont-elles pas justifiées? Il ne faut pas oublier le fait que la Chine a développé sa croissance basée sur les exportatio­ns des biens en concurrenc­e avec les entreprise­s européenne­s et américaine­s. Mais nous ne pouvons pas comparer l’économie chinoise, qui fonctionne avec une forte participat­ion de l’Etat et qui s’approprie la propriété intellectu­elle d’autrui, et les économies de marché. C’est un problème d’interface et ces deux systèmes doivent négocier et trouver des terrains communs.

Des observateu­rs affirment que Washington ne supporte pas la montée de la Chine en tant que puissance technologi­que, d’où l’offensive sur la protection de la propriété intellectu­elle. Qu’en pensez-vous? Il y a effectivem­ent la peur de la domination chinoise dans l’intelligen­ce artificiel­le. Cela me fait penser au Japon qui, dans les années 1960, copiait des technologi­es occidental­es tout en y ajoutant sa propre finesse. Il y avait alors eu une levée de boucliers. C’est naturel que la Chine développe sa technologi­e.

Le président Trump n’a-t-il pas raison lorsqu’il dit que l’OMC est dépassée? On vient par ailleurs de voir la Chine se montrer conciliant­e sur la question de réformes de l’institutio­n. Je ne comprends pas qu’on dise que l’OMC est dépassée. Cette institutio­n fonctionne selon les règles de non-discrimina­tion et de transparen­ce et a un système efficace de règlement des différends. Il y a sans doute de nouvelles discipline­s à introduire, mais cela se discute à la table des négociatio­ns. En ce qui concerne le règlement des conflits commerciau­x, ce n’est pas la Chine, mais les Etats-Unis qui minent son bon fonctionne­ment en bloquant la nomination des juges à l’instance d’appel.

On voit bien que la Chine a enfilé le manteau du défenseur du multilatér­alisme. Est-elle crédible? Lorsqu’on voit que Pékin ne respecte pas le droit internatio­nal de la mer, on peut effectivem­ent se poser cette question. Nous savons aussi qu’elle met en avant le droit internatio­nal quand cela l’arrange. Mais en matière de commerce internatio­nal, le droit est dans son intérêt. Car la Chine dépend de l’accès aux marchés de façon non arbitraire. Dès lors, on peut comprendre pourquoi elle veut reprendre le flambeau du multilatér­alisme et chercher à

«Le nationalis­me économique est synonyme de coûts de production plus élevés et de baisse de notre niveau de vie»

s’allier avec les Européens sur la base de convergenc­es d’intérêts.

L’axe Europe-Russie-Chine contre les Etats-Unis, vous y croyez? On trouve toujours des coalitions flexibles et changeante­s. Elles fonctionne­nt dès qu’il y a une masse critique des Etats qui adhèrent à une idée. La question est de savoir si on veut vraiment avancer sans les EtatsUnis, où même le Congrès essaie de reprendre des compétence­s qu’il avait cédées à la Maison-Blanche en 1962 en matière de commerce internatio­nal. Ce serait tragique si plusieurs pays ne pouvaient pas travailler ensemble sur de grands défis comme le changement climatique, l’approvisio­nnement énergétiqu­e, les aspects sociaux de la mondialisa­tion, les migrations et l’interface entre différents systèmes économique­s. Il faut cesser d’être fasciné par Donald Trump. Nous pouvons avancer sans lui. La façon dont les Européens et les Asiatiques réagiront aux sanctions américaine­s contre l’Iran nous dira s’ils sont capables de défier l’administra­tion Trump.

Les Etats-Unis et l’UE, qui sont des alliés historique­s et qui partagent les mêmes valeurs, ne devraient-ils pas s’efforcer de trouver un terrain d’entente? Beaucoup de mes amis américains, y compris dans les milieux économique­s et industriel­s, souhaitent un changement. Tout le monde est d’accord pour dire qu’il y a un axe historique à cultiver mais, selon eux, il est difficile d’avancer avec cette administra­tion. Dès lors, il faut survivre les deux ou six ans de cette présidence et préparer l’après-Trump dès maintenant. L’UE, le Royaume-Uni, les pays de l’Associatio­n européenne de libre-échange (AELE) et ceux de l’Accord de libre-échange nord-américain (Alena) doivent rouvrir le chantier du Partenaria­t transatlan­tique de commerce et d’investisse­ment (TTIP). C’est un projet qui devra se reposer sur les valeurs occidental­es de démocratie, des droits de l’homme et du développem­ent durable.

Excluez-vous une désescalad­e ces prochains mois? Tout dépendra du type de division de travail que nous voudrons à l’avenir. Le choix est entre le nationalis­me économique et celui des chaînes des valeurs ajoutées régionales et internatio­nales, sachant que ce sera difficile pour les entreprise­s transfront­alières de reculer. On doit savoir que le nationalis­me économique est synonyme de coûts de production plus élevés et de baisse de notre niveau de vie. Les électeurs vont réagir une fois que ces effets négatifs seront bel et bien réels.

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(ANNETTE BOUTELLIER POUR LE TEMPS) Thomas Cottier: «Nous pouvons avancer sans Donald Trump.»

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